L’ère du vide…

vide, coronavirus, covid 19
Deux chercheuses s'interroge sur le vide que crée la pandémie de coronavirus.

Au temps du coronavirus, l’étonnante mélancolie du vide L’ère du vide

Cherine Fahd, University of Technology Sydney et Sara Oscar, University of Technology Sydney

Ces dernières semaines, on a vu fleurir dans les médias et sur les réseaux sociaux des photographies documentant les changements de comportements liés à la propagation du Covid-19. L’ère du vide

L’achat irrationnel de grandes quantités de pâtes, de riz et, bizarrement, de papier toilette a produit un grand nombre d’images d’étagères vides dans les supermarchés.

Espaces publics vidés de leurs habitants L’ère du vide

Les images d’espaces publics vides – des rues de Ginza aux stades de football, en passant par les canaux de Venise ou les rares voyageurs masqués dans les bus, les trains et les trams – évoquent des films apocalyptiques et donnent une impression de fin du monde.

Bien que ces images témoignent d’une situation effrayante, elles nous attirent par leur aspect inédit et étrange. Elles nous incitent à nous arrêter un instant, à regarder plus attentivement et à prendre le temps de comprendre ce que disent ces lieux sans habitants.

Notre attirance pour les images d’un monde dénué de présence humaine révèle peut-être une forme de fascination collective pour la fin du monde, voire pour l’extinction de l’espèce humaine.

Le compte Instagram Beautiful Abandoned Place compte 1,2 million d’abonnés. Sur les photos qui y sont publiées, on voir des bâtiments en ruines ou envahis par les mauvaises herbes ; d’anciens sites touristiques aujourd’hui vidés de leurs visiteurs. L’ère du vide

Ces images sont qualifiées de « ruin porn », ou « pornographie des ruines » : autrement dit, leur succès témoigne du plaisir voyeuriste que certains retirent à la vue du délabrement des bâtiments, ou de lieux abandonnés.

Cette attirance résulte d’un paradoxe : on regarde une scène qui devrait causer une forme de malaise (ou l’envie de s’en éloigner), et pourtant, ce n’est pas le cas. Le spectateur regarde une représentation de la scène, sans la vivre lui-même, depuis une position confortable et distancée.

Mais il existe une autre façon de définir le « ruin porn », une définition morale : c’est un plaisir qui résulte de la contemplation de l’échec ; c’est le cas, par exemple, avec les ruines architecturales. Étrangers à la scène que nous observons, nous esthétisons une image du déclin tout en nous dédouanant des causes qui ont pu y mener.

Les images qui peuplent nos flux d’informations en ce moment – malgré la terrible réalité dont elles témoignent – nous offrent un spectacle visuel auquel il est difficile de résister. Nous ne pouvons qu’apprécier la composition formelle de ces images, leur esthétique qui correspond à des canons photographiques bien connus.

L’absence de sujets sur les photos nous donne la possibilité de voir au loin avec une perspective sans fin. Nous avons alors l’impression d’être seuls dans le paysage, tels d’héroïques aventuriers. L’ère du vide

Pourquoi notre absence est-elle si fascinante à regarder ?

Au début de l’ère de la photographie, tout ce qui bougeait était invisible, alors que les bâtiments (ou les cadavres) faisaient de parfaits sujets immobiles. Prenez par exemple la photographie du Boulevard du Temple de Daguerre en 1839, à Paris, une rue très animée de la ville.

Le Boulevard du Temple, par Louis daguerre, en 1839. L’ère du vide

Sur cette photo, la rue semble vide – à l’exception de deux personnages qui sont restés immobiles suffisamment longtemps pour être capturés sur l’image, au vu du temps d’exposition nécessaire avec l’appareil utilisé.

Au fond, les photographies nous ont toujours offert cette autre vision du monde… un monde sans nous.

La photographe d’art contemporain Candida Höfer a bâti toute sa carrière en photographiant des espaces vides dans des lieux gigantesques : bibliothèques publiques, musées, théâtres et cathédrales. Quant aux photographies de rues vides de Thomas Struth, elles font passer les villes allemandes pour des villes fantômes.

Ces artistes font preuve d’une fascination de longue date pour la photographie d’architecture dépourvue de sujets humains.

Cette fascination est peut-être due à ce que l’historien de l’architecture Anthony Vidler a décrit comme [« l’architecture étrange »] ou « architecture dérangeante ». Les espaces abandonnés et désertés, dit-il, transforment des espaces familiers en espaces inconnus. L’ère du vide

Ces photographies d’espaces publics vides captent une rupture avec notre quotidien et nous permettent de visualiser l’étrangeté d’une réalité alternative.

Pour Vidler, cette réalité est L’ère du vide

« sinistre, dérangeante, suspecte, étrange ; il faudrait parler de « crainte » plutôt que de terreur, tirant sa force de son inexplicabilité même, d’un malaise caché, plutôt que d’une source de peur clairement définie – un sentiment inconfortable de hantise plutôt qu’une apparition. »

Alors que nous restons à l’abri, en quarantaine, le monde extérieur apparaît dans l’imaginaire collectif comme étrangement désaffecté par les êtres humains. Ce que nous pensions connaître des espaces publics évoque à présent la sensation d’être seul dans une maison hantée.

Sur des images où d’habitude nous voyons des centaines de personnes, nous ne voyons plus que quelques figures solitaires qui nous sont présentées par un seul observateur : l’appareil photo.

Les représentations de la vie urbaine vidée de ses habitants produit toute une palette de réponses émotionnelles : éloignement, aliénation sociale, mélancolie.

Le peintre italien Giorgio de Chirico l’a bien saisi dans son tableau de 1913, Mélancolie d’un beau jour, où un personnage inquiétant se tient seul dans une rue vide de la ville, accompagné seulement de son ombre, avec une statue romaine au loin. L’ère du vide

Réalisée il y a plus d’un siècle, la peinture de Chirico trouve une résonance surprenante avec les photographies que nous voyons aujourd’hui dans les médias. Si elle offre un exemple historique de la fascination surréaliste pour les rêves, elle préfigure également notre réalité contemporaine.

Mélancolie d’un beau jour (1913). Giorgio de Chirico

Les images captées par les photographes d’actualités montrent notre peur de la pandémie et, fondamentalement, notre peur de l’autre.

Les photographies montrent à quelle vitesse nous pouvons nous éloigner de notre vie quotidienne, comment notre environnement peut soudainement se transformer en quelque chose de fragile.

Les étagères vides, les restaurants vides, les avions cloués au sol, les aéroports vides, la Mecque dépeuplée de ses fidèles, Trafalgar Square sans touristes : autant de signes du ralentissement de l’activité, de disparition des signes du progrès technique.

Si la photographie est si efficace pour capturer cela, c’est qu’il s’agit d’un œil mécanique sans médiation qui se confronte à notre œil trop humain. Car l’appareil photo peut être là où nous ne pouvons pas être.

Cette vision de l’œil mécanique est accentuée sur les photographies qui nous livrent une vision clairement non humaine d’espaces immenses et vides.

Les images prises par drones offrent une perspective aérienne à laquelle l’œil humain n’a pas facilement accès. Dans le contexte de cette crise sanitaire mondiale, il ne fait aucun doute que nous sommes – étrangement – les témoins de notre propre effacement.

Nous sommes habitués à voir des images de crise sous forme d’incendies, d’inondations, de bombes, de guerres. Les photographies liées au Covid-19 sont celles du vide et du ralentissement.

Il s’agit d’un autre type de crise, qui cause incertitude et ralentissement de nos marchés financiers et provoque la nécessité de mettre en place des plans de relance gouvernementaux.

Comme l’a souligné l’historien de la culture Frederic Jameson : L’ère du vide

« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme. »

C’est peut-être précisément ce que nous montrent ces photographies : comment le paradigme pandémique de la « distanciation sociale », qui nous isole physiquement les uns des autres, perturbe et stoppe nos modes de vie.

La pause ou la fin de nos rassemblements en public, dans les aéroports et les hôtels, sur les sites touristiques et aux matchs sportifs, dans les centres commerciaux, les musées et les bars, signale une rupture dans le flux de la vie quotidienne.

Les photographies d’espaces publics vides font tomber une illusion : celle que nous faisons partie intégrante de l’existence. Même sans photographe, la technologie optique peut s’attarder sur des scènes d’un monde sans présence et les capturer.

Et qui peut dire si le photographe est humain ou pas ? Il peut s’agir d’un satellite programmé à l’avance pour photographier nos bâtiments même si nous n’y sommes pas…

Cherine Fahd, Director Photography, School of Design, University of Technology Sydney et Sara Oscar, Lecturer in Photography, School of Design, University of Technology Sydney

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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