Maria Mercanti-Guérin, IAE Paris – Sorbonne Business School
Selon Google, en France, la requête « survivalisme » connaît une progression constante avec des pics significatifs entre le 9 et le 21 mars 2020, c’est-à-dire autour de l’annonce du confinement.
Masculin, autonome et méfiant
Le survivalisme repose sur des modes de consommation à contre-courant de ce que les professionnels du marketing prônent. « Le lien vaut plus que le bien », nouveau paradigme du marketing établi par le professeur Bernard Cova, est par exemple furieusement combattu par la société survivaliste, qui entretient davantage une vision fondée sur la méfiance (pour ne pas dire de paranoïa).
De même, le survivalisme ne vous pousse pas à fréquenter de petits commerces locaux et à acheter du frais. Il vous incite à aller faire un tour chez Costco, la chaîne de magasins américaine fonctionnant sous le système de club-entrepôt pour stocker le maximum en un minimum de temps et surtout à choisir des produits peu périssables (boîtes de conserve, riz, pâtes, etc.).
Le survivalisme vous conseille d’acquérir un Hummer plutôt qu’une Clio pour pouvoir transporter de quoi s’alimenter. Il peut également vous pousser à transporter votre kit de survie dans des sacs prévus à cet effet. Pour un survivaliste, une voiture est un EDV (everyday vehicle) chargé d’eau, de nourriture voire d’armes. Votre sac à main est un BoB (bug-out bag), un kit de survie qui vous permet de tenir 72 heures, ou un EDC (everyday carry) qui peut comporter pansements et couteau.
Le survivalisme glorifie d’ailleurs les valeurs masculines (force, capacités de défense) au détriment du féminin. Il fustige la consommation de produits futiles sans lien avec la stricte survie. Les preppers, les survivalistes américains qui se préparent au pire, partagent ainsi leur expérience de construction de BAD (base autonome et durable) et prônent le bushcraft (l’art de vivre dans les bois).
Enfin, leur rapport au web est à mille lieues des pratiques marketing actuelles. Les compétences techniques restent plus importantes que les compétences technologiques. L’utilisation des réseaux sociaux reste accessoire, sauf pour convaincre de nouveaux adeptes.
En revanche, les formations liées à la maîtrise du solaire ou de l’eau font recette. Un survivaliste n’est pas un homme des bois qui compte sur son arc et ses flèches pour survivre. C’est un touche-à-tout technique.
Une seule obsession : l’autosuffisance
Décrites dans un article de référence, les valeurs du survivalisme appliquées à la consommation ne peuvent se comprendre que par l’obsession des survivalistes pour le « lTEOTWAWKI » (The End Of The World As We Know It, que l’on peut traduire par « La fin du monde tel qu’on le connaît »). Consommer n’est envisagé que dans le but ultime de se préparer à l’effondrement.
L’interdépendance des chaînes de production est vue comme une fragilisation du marché. Ainsi, le survivalisme ne propose pas une consommation alternative. Il souhaite récupérer les miettes du système (d’où son besoin incessant de stockage), voire se lancer dans la fabrication d’éléments essentiels à la survie (d’où sa forte proximité avec le courant des makers capables avec leur imprimante 3D de réinventer des productions courtes).
Les survivalistes croient au troc et leur rapport à la nature apparaît plus utilitaire qu’écologiste. En témoigne par exemple l’attrait pour la chasse chez certains (canadiens notamment). Les survivalistes urbains vont faire des sacs poubelle et du plastique la matière noble par excellence car permettant quantité d’usages.
Être hors système, c’est soigner sa dépendance à celui-ci. L’autosuffisance doit être alimentaire mais aussi financière. Le survivaliste ne croit pas aux produits d’épargne, ni au crédit. Il achète comptant ou se procure des lingots d’or. Ce critère d’indépendance constitue ainsi la grille de lecture de la société survivaliste.
La technologie est évaluée via sa capacité à rendre plus autonome. L’intelligence artificielle est rejetée car introduisant de la dépendance tandis que les tuiles photovoltaïques, panneaux solaires et hydroliennes portatives sont plébiscitées.
Priorité aux besoins primaires
Le marketing de l’apocalypse se recentre sur les besoins primaires alors que les pratiques visent généralement à stimuler les besoins secondaires : marketing de soi pour les besoins d’accomplissement, consommation de marques prestigieuses pour les besoins d’estime, amour pour des marques dites communautaires pour les besoins d’appartenance.
Le survivalisme repose sur la réponse aux besoins de sécurité et physiologiques (faim, soif). Les marques présentes au Salon annuel du survivalisme sont centrées sur l’aquaponie (synergie entre culture des plantes et poissons), la permaculture (manière d’appréhender un écosystème dans sa globalité, d’observer les interactions de ses composants, et de chercher à y intégrer les activités humaines dans le respect des processus naturels), l’entomophagie (consommation d’insectes), la nourriture lyophilisée, le piégeage, la filtration de l’eau, etc.
Les marques survivalistes vont des vêtements thermorégulateurs, de la coutellerie, de l’éclairage, des chaussures high-tech, des toilettes en compost à la mesure de la radioactivité. Une grande place est accordée aux stages de survie et à la détection des menaces (Imminent Threat Solution). Des villages survivalistes voient en outre le jour.
Malgré les différences, le marketing survivaliste s’inspire néanmoins de certaines recettes « classiques » pour prospérer. À l’heure du Covid-19, les bonnes pratiques en matière digital sont notamment appliquées. Nous citerons sa capacité à produire du « storytelling » (technique qui consiste à promouvoir une idée, un produit ou une marque à travers le récit qu’on en fait) et du « brand content » (contenus comme des vidéos, des tutoriels, ou des articles pratiques produits directement par les marques).
Imaginaires survivalistes
Ainsi, la marque Paracord raconte l’histoire des parachutistes américains qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, coupaient la corde de leur parachute après l’atterrissage. Les vétérans s’en servaient comme bracelets de reconnaissance. Remonter aux origines militaires de la marque lui permet de s’inscrire dans une tradition de distinction et de qualité.
Au Vieux Campeur, enseigne d’activités outdoor créée en 1941, s’est elle aussi mise au survivalisme. Son stand au Salon du Survivalisme en 2018 était conçu comme un dédale de grottes assez peu engageantes avec démonstration de gourdes de filtrage devant un point d’eau croupi.
Toutes ces initiatives marketing se déploient dans un contexte de popularisation du survivalisme dans la culture. Ces dernières années, les succès de la série The Walking Dead, du film La Route, ou encore de l’émission de téléréalité Doomsday Castle ont ainsi contribué à promouvoir ses valeurs. Les marques n’ont pas raté le coche, à l’image du briquet Zippo, l’un des produits emblématiques des survivalistes qui a lancé plusieurs éditions Walking Dead. Ces marques, comme les influenceurs survivalistes, s’insérent ainsi dans ce que le sociologue Bertrand Vidal nomme une « sociologie des imaginaires » et contribuent à leur tour au succès des modes de vie survivalistes. Un succès qui n’apparaît ni bond en avant, ni comme retour aux sources… mais juste autre chose.
Cet article a été rédigé à la suite d’un appel à contributions flash de la Revue française de gestion dans le contexte de la crise sanitaire engendré par le virus responsable de l’épidémie de Covid-19.
Maria Mercanti-Guérin, Maître de conférences en marketing digital, IAE Paris – Sorbonne Business School
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