Nadia Khiari, l’humour salvateur

Nadia Khiari
A 40 ans, Nadia Khiari est devenue l'une des figures incontournables de la révolution de Jasmin grâce à son acolyte « Willis from Tunis », un chat qu'elle croque pour dénoncer les absurdités qui ont cours dans la société tunisienne. Rencontre avec une femme libre.

dessin 1A travers la petite fenêtre Skype, on distingue sans peine la malice de ses grands yeux noirs. Piquante mais pas provoc’, Nadia Khiari a une volonté de fer dans un gant d’humour. Son crédo ? La liberté d’expression et d’opinion. Tolérante et mesurée, elle a pris le parti de faire rire avec ses dessins quand la situation devient délicate. « L’humour est salvateur lorsque l’on vit des choses angoissantes », raconte-t-elle. Et la peur, la société tunisienne l’a vécue lorsqu’elle devait rester calfeutrée pendant le couvre-feu alors que le pouvoir de Ben Ali vacillait. C’est ainsi que son personnage, l’espiègle Willis From Tunis, est devenu emblématique de la Révolution tunisienne.

Imaginé lors du dernier discours de Ben Ali le 13 janvier 2011, le chat incarnait le dictateur qui n’avait de cesse de clamer « je vous ai compris ». Une « ultime humiliation pour le peuple tunisien qui n’était pas dupe », estime Nadia Khiari. Mais lors de ce discours, il s’est passé quelque chose d’unique : Ben Ali a affirmé avoir libéré la Toile. Pour le vérifier, la caricaturiste a posté sur Facebook ses dessins… et le succès a été immédiat ! A tel point que Nadia Khiari a dû créer une fan page qui a rapidement fédéré plus de 30 000 followers.

« Etre médiatisé, c’est à la fois se mettre en danger mais aussi se protéger »

Au départ, personne ne savait que derrière Willis se cachait une femme. « Après des décennies de matraquage, l’anonymat était un vieux réflexe », explique Nadia, qui estime que la Tunisie est un « petit village » où tout le monde se connaît. Mais après mûre réflexion, la caricaturiste décide de lever le voile, petit à petit. « Être médiatisé, c’est à double tranchant : c’est se mettre en danger, mais aussi se protéger. S’il m’arrive quelque chose, on va parler de moi », explique-t-elle.

Avec son humour qu’elle juge “grossier » mais jamais vulgaire, Nadia Khiari en a donc étonné plus d’un lorsqu’elle a révélé son identité. « Les gens ont très bien accueilli la nouvelle. Les femmes étaient fières, et les hommes contents aussi car je les faisais bien marrer avec mon humour très trash », poursuit l’impertinente. Un humour qui caractérise bien la société tunisienne, qui a toujours utilisé les blagues en guise de soupape.

« C’est l’absurdité qui me stimule »

pornoSi Nadia Khiari fédère, c’est parce qu’elle tape sur tout le monde : féministes, ultra-religieux… « C’est l’absurdité qui me stimule », confie-t-elle. Politiciens, membres de la société civile… : tout le monde y passe ! Bien entendu, la caricaturiste est tour à tour critiquée par les deux camps, mais pour elle, pas question de censurer les commentaires après des décennies d’oppression. Les Tunisiens ont retrouvé la parole et tant mieux ! « A bas la pensée unique », scande Nadia.

Si les tentatives d’intimidation envers les blogueurs et les journalistes sont fréquentes, l’artiste estime que le peuple se doit d’honorer les centaines de personnes qui ont donné leur vie pour cette liberté fragile. Malgré tout, Nadia Khiari se défend d’être une tête brûlée. « Je suis simplement le slogan de la Révolution : plus jamais peur. Ma vie n’a pas changé : je m’habille pareil, je ne me pose pas de questions. Si on commence à vivre dans la peur, c’est fini », témoigne-t-elle.

« On a toujours le choix de dire non »

quenelleLa liberté, elle l’a chevillée au corps depuis sa plus tendre enfance. Ses parents, tous deux commerçants, l’élèvent « comme une fille ». On lui apprend à tenir la maison, à faire la cuisine… Mais tout ça, très peu pour elle. Garçon manqué, elle préfère jouer au foot dans la rue. « Je trouvais ça injuste que les filles se tapent tout le sale boulot et que tous les garçons de la famille se comportent comme s’ils étaient le père », poursuit-elle. Quant au dessin, elle le découvre grâce à son oncle artiste et féministe, qui marquera son existence.

Mais si la jeune fille trace sa route de manière atypique, elle ne trouve pas de réelle opposition de la part de ses parents car elle manie l’humour à la perfection. « C’était une sorte d’immunité, et puis les artistes sont vus comme des cas désespérés. Mais comme ils se rendaient compte que j’étais mature et que ce n’était pas de la provocation, mes parents m’ont laissée m’affirmer telle que j’étais moi-même », raconte-t-elle. Mariée sur le tard, elle estime que l’on a « toujours le choix de dire non ». Consciente que n’en faire qu’à sa tête peut être taxé d’égoïsme et faire souffrir les membres de la famille attachés à la tradition, elle explique avoir toujours fait primer sa liberté.

« En Tunisie, la tradition est plus forte que la religion »

mariageUne indépendance nécessaire à son bonheur. Récemment, l’une de ses amies, journaliste qui prépare un documentaire sur le mariage en Tunisie, lui rapportait que 70% des unions se soldent par un divorce ! Souvent conclus non par amour mais pour des raisons financières, les mariages arrangés concernent toutes les classes sociales. « En Tunisie, la tradition est plus forte que la religion », explique-t-elle.

Cela n’empêche pas les dirigeants de tenter de s’appuyer sur la religion pour diviser les citoyens entre bons et mauvais musulmans. Mais si les Tunisiennes doivent aujourd’hui se battre pour conserver leurs droits, Nadia Khiari est loin de désespérer. Il y a peu, elles ont réussi à faire retirer l’article visant à les rendre « complémentaires » de l’homme. A la place, l’article 46 de la nouvelle Constitution prévoit de protéger les acquis des Tunisiennes, le principe de parité et la lutte contre les violences faites aux femmes y étant inscrits. Bien entendu, il faudra maintenant attendre que la cour constitutionnelle écrive les lois, et Nadia Khiari a bien conscience que le processus révolutionnaire est long.

« On cherche tous le bonheur et chacun le trouve comme ça l’arrange »

Si en France, on a souvent l’image d’une société tunisienne divisée entre conservateurs et libéraux, la réalité est bien moins manichéenne, affirme la caricaturiste. Les Tunisiens sont le fruit d’un brassage séculaire entre Romains, Ottomans, Berbères… « Toutes les familles sont mélangées et une femme peut avoir plusieurs vies en une », explique-t-elle. Résolument optimiste, elle insiste sur le formidable élan du peuple tunisien, avec tous ces hommes et femmes sortis dans la rue pour faire retirer le fameux article sur la complémentarité. « Quand mes copains français viennent à Tunis, ils sont très étonnés. Ils croient venir à Kaboul et ils repartent complètement séduits par l’énergie de cette ville.

Les jeunes s’impliquent beaucoup, il y a une énorme créativité, des discussions hallucinantes dans les cafés. Moi, mes batteries se rechargent lorsque je vais dans les manifs », raconte-t-elle. Et d’ajouter : « nous sommes des écorchés vifs, nous apprenons tous à nous connaître. On cherche tous le bonheur et chacun le trouve comme ça l’arrange. »

« Les Tunisiens sont très fiers de leurs femmes »

Très travailleuse – ce qui fait dire à certains islamistes que la femme est responsable du chômage, mais passons… –, la Tunisienne est essentielle à la survie du foyer. Dans les affaires, à l’université ou aux champs, moins payée que les hommes, elle s’affaire, sérieuse et ponctuelle. Sans le travail des femmes, il serait aujourd’hui impossible pour une famille de joindre les deux bouts, au vu de la situation économique actuelle. Et de conclure : « Les Tunisiens sont très fiers de leurs femmes et disent que nous seules allons sauver le pays. Je leur dis que nous avons besoin d’eux aussi ! »

@Paojdo

Nadia Khiari figure dans le récent ouvrage Musulmanes et laïques en révolte, de Monique Ayoun et Malika Boussouf (éd. Hugo Doc). Elle vend désormais ses propres livres à travers sa maison d’édition Yaka. Elle publie par ailleurs dans la revue Siné Mensuel et dans Courrier International. En 2012, elle a reçu le prestigieux prix Daumier.

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