Se voir mise sur le banc de touche de l’entreprise après 20 ans de bons et loyaux services, c’est ce qui est arrivé à Muriel Eskinazi. À 45 ans, cette mère célibataire de deux enfants est victime de placardisation. Pour cette passionnée de travail, c’est une lente descente aux enfers qui commence. Et si elle résiste dans un premier temps, espérant que la situation est passagère, la mort de son frère finit de la plonger dans une profonde souffrance. Malgré l’adversité, Muriel Eskinazi réintègre son entreprise après un long arrêt de travail pour faire valoir ses droits à travailler sans discrimination. Parce qu’à 45 ans passés, on a encore de longues et belles années professionnelles devant soi, parce que l’entreprise doit assumer ses choix plutôt que d’écœurer ses salariés, parce qu’elle a deux filles à nourrir. Aujourd’hui, elle a rebondi et est présidente d’audience du deuxième Conseil de prud’hommes en France. C’est le récit de cette période faite de hauts et de bas qu’elle relate dans son livre « Vous n’avez pas le profil requis », paru aux éditions L’Harmattan. Entretien.
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
J’avais à cœur de dénoncer la placardisation. Bien sûr tout CDI n’a pas vocation à être éternel mais bien des entreprises ne jouent pas franc jeu, c’est ça qui me révolte. Elles pourraient dire à leurs salariés qu’il n’est plus possible de continuer à travailler ensemble plutôt que de les mettre au placard. C’est sournois et ça rend malade. J’ai très envie d’une loi qui sanctionnerait ces entreprises car elles détruisent leurs salariés et les témoignages sur la souffrance au travail sont nombreux.
En janvier 2005, vous travaillez depuis 20 ans au sein d’une entreprise française, un groupe international réalisant des milliards d’euros de chiffre d’affaire chaque année. Vous y enchaînez avec succès les postes de chef de projet, chef de produit… Mais suite à une réorganisation, votre nouveau N+1 vous prend en grippe et vos conditions de travail se dégradent.
Comment ça se traduit ?
J’avais effectivement une belle évolution professionnelle. Je conduisais des projets d’entreprise stratégique, je restituais mes travaux au niveau de la direction. J’évoluais dans une entreprise bienveillante avec des patrons brillants et où j’étais hyper autonome. Du jour au lendemain, je me suis retrouvée à rentrer des données dans des tableaux Excel. Mon N+1 a modifié mon périmètre fonctionnel en me confiant des tâches sans intérêt, inadéquates par rapport à mon profil, mes fonctions et compétences. Il ne m’a pas prise en grippe. Le procédé est plus sournois car il laisse penser que le problème vient de vous. Je constate aujourd’hui que très souvent, dès qu’il y a une réorganisation, une restructuration les conditions de travail se dégradent.
Comment avez-vous réagi ?
Je suis une personne de bonne composition. Alors au début, je me suis dit que c’était conjoncturel, que je devais faire mes preuves car il ne me connaissait pas. Mais on était déjà dans un processus de placardisation.
Vous étiez la seule à être concernée ?
Non. Mon N+1 a ciblé d’autres femmes matures et diplômées du service. L’une d’elles a démissionné de l’entreprise mais elle était célibataire et sans enfant… J’aurais été dans le même cas, je serais partie. Mais j’étais dans une situation de famille monoparentale et je suis porteuse d’un handicap invisible qui affecte ma vue. Je l’ai découvert peu de temps avant cette réorganisation.
Comment ça se passait avec vos collègues et votre direction ?
Nous étions dans un contexte de fusion-acquisition et les patrons que j’avais connus n’étaient plus là. J’avais beaucoup de nouveaux collègues. J’étais finalement dans une nouvelle entreprise. Du fait de mes tâches très restreintes, je n’avais plus de contact avec les autres hormis avec mon N+1 qui me disait quoi faire, quand, comment… Je n’avais plus de pause déjeuner ou café avec les autres salariés. Ils ne me fréquentaient pas car j’étais perçue comme le bouc émissaire. C’est comme si j’étais contagieuse.
La mise au placard passe aussi par un travail de sape de l’estime de soi. Comment vous sentiez-vous ?
Je me sentais isolée, infantilisée, humiliée et insignifiante. Mon N+1 passait son temps à me donner des ordres et contre-ordres, à changer les priorités. C’est ce que Vincent de Gaulejac et Antoine Mercier (respectivement sociologue clinicien et journaliste, auteurs de « Manifeste pour sortir du mal être au travail » éditions Ddb, Ndlr) appellent « les injonctions paradoxales ». Je ne savais plus ce qu’il attendait de moi. Il me faisait des critiques en public. Je me sentais surveillée en permanence. Pourtant je n’ai
jamais été une nana qui subit. J’ai toujours été une battante, hyper indépendante, une bosseuse. J’étais en complet décalage avec mon Moi profond.
Vous écrivez que l’entreprise a tout à gagner à fermer les yeux sur ces agissements. Pourquoi ?
Avec cette réorganisation, il y avait sûrement des doublons de postes et trop de personnes dans l’équipe. Le N+1 avait peut être reçu des instructions pour en pousser certains à prendre la porte. Le salarié mis au placard est un centre de coût, une dépense inutile. Le but est de le faire craquer, de le pousser à démissionner ou à commettre une faute grave en mettant en place un environnement hostile et malveillant.
En juin 2005, suite au décès de votre frère vous prenez des congés et n’arrivez pas à retourner dans l’entreprise. En arrêt de travail, vous recevez un courrier de déclassement.
De quoi s’agissait-il et comment avez-vous vécu cette période sombre ?
Ça a été le dernier coup de massue, ça a achevé le processus de destruction. Je n’arrivais pas à me remettre de la mort de mon frère. Et ce courrier officialisait mes fonctions dégradées au sein de l’entreprise. Il y était écrit : « vous n’avez pas le profil requis pour le poste de chef de projet ». Or ça faisait plus de 15 ans que j’occupais un poste de chef de projet ! Les entreprises mentent. J’ai fait un burn-out, j’étais au bord du gouffre, j’ai pensé au suicide… J’ai bien fait un courrier de recours interne mais il n’a pas abouti. C’est finalement quand j’ai appris que mon N+1 partait dans un autre service, à la DRH, que je suis retournée travailler.
Malgré vos candidatures dans d’autres services, un bilan de compétences, les entretiens annuels qui reconnaissent vos aptitudes et votre mise à l’écart, rien ne change…
Quand je suis revenue, j’ai effectivement tenté pendant un an de trouver un autre poste dans l’entreprise. Mais ça n’a servi à rien. J’ai compris que j’avais basculé sur la liste noire. Et puis, j’étais désormais en mi-temps thérapeutique en raison de mon handicap visuel et de cette souffrance professionnelle. Dans son ouvrage (« Le management par la manipulation mentale », éd. L’Harmattan), Bernard Salengro dit que 10 % de salariés sont placés en invalidité à la suite d’une souffrance au travail. Si j’avais retrouvé un emploi, ça m’aurait réparée. Mais là j’étais incapable de rester des journées entières dans ce lieu de torture.
Pourquoi ne pas être partie ?
Quand mon aînée a lu mon livre, c’est également ce qu’elle m’a demandé. Mais j’étais fragilisée : j’avais 48 ans, c’était mon unique source de revenus, j’étais à temps partiel. Et puis, même avec un handicap invisible, on vit avec une épée de Damoclès au-dessus de sa tête car notre état peut se dégrader rapidement. J’allais être discriminée sur le marché de l’emploi. J’allais prendre le risque de perdre la garde de mes enfants. J’ai refusé cette précarisation. Je suis coupable de ne pas âtre partie mais avec le recul je m’en félicite même si je l’ai payé cher. Je serais devenue quoi si j’étais partie… J’ai joué la carte de la sécurité pour mes filles.
Qu’est-ce qui vous a aidée à tenir le coup malgré tout ?
Mes filles m’ont aidée. Et en 2008, j’ai intégré un syndicat pour exercer mes compétences. Je rédigeais des articles juridiques. J’étais déléguée du personnel, j’accompagnais les salariés dans leurs démarches de mobilité interne… Ça m’a énormément plu. J’ai démissionné quand la plupart des militants sont partis à la retraite car la nouvelle équipe était devenue un rouage de la DRH. On signait des accords en défaveur des salariés et je ne voulais pas y associer mon nom. Je me suis vraiment reconstruite grâce à mon mandat prud’homal. Il m’a rendu toute ma dignité et m’a aidée à développer de précieuses compétences.
Aujourd’hui, je suis présidente d’audience au sein du deuxième Conseil de prud’hommes de France. Finalement, sans cette souffrance au travail je n’aurais pas eu ce parcours. On peut se reconstruire mais ça ne se fait pas au sein de l’entreprise.
Où en est votre situation ?
Malgré mes diverses démarches pour trouver une solution, y compris auprès du PDG, ça n’a rien donné. J’ai engagé une procédure contentieuse. J’ai saisi le Conseil de prud’hommes de Paris d’une demande de résiliation judiciaire de mon contrat de travail. Je ne mets plus les pieds dans cette entreprise. Quand je ne suis pas aux prud’hommes, je pose des congés. Je suis encore trop gentille.
Quels conseils donneriez-vous à une salariée placardisée ?
Je lui conseillerais de ne pas s’isoler et de ne pas perdre de temps à espérer que les choses s’arrangent. On ne peut pas lutter contre ce processus de placardisation. L’entreprise est toute puissante. C’est comme dans une relation amoureuse, on ne peut pas forcer l’autre quand il ne veut plus de nous. Il faut l’accepter et sauver sa peau en alertant sur sa situation le médecin du travail, les représentants du personnel même si la plupart sont à la botte de la direction.
Et si c’est inefficace, tout de suite il faut chercher de l’aide à l’extérieur de l’entreprise auprès de son médecin traitant, à la bourse du travail pour être en contact avec des conseillers du salarié et avoir des conseils juridiques gratuits, à l’inspection du travail même si elle est très débordée, auprès du Défenseur des droits… Enfin, s’il ne se passe rien, il faut contacter un avocat en droit du travail qui permet de saisir la juridiction prud’homale. Et surtout, il faut tout tracer par écrit.
Pour l’aide psychologique, il y a des consultations spécialisées en souffrance au travail. Sur Internet, il y a le site Souffrance et travail, créé par la docteur en psychologie et psychanalyste Marie Pezé, et sur lequel on peut trouver des consultations à proximité de son domicile.
Cette question de la placardisation interroge notre société…
Oui car on dit qu’il faut travailler de plus en plus longtemps mais quand on est senior et qu’on est placardisé ça veut dire quoi : qu’on doit créer son activité et se précariser ? Ça pose une question sociétale : qu’est-ce qu’on fait de toutes ces forces productives ? Il y plein de solutions plutôt que de payer les gens à ne rien faire comme mettre en place des passerelles intergénérationnelles, par exemple. Je vais continuer à me battre contre cette souffrance au travail car je déteste l’injustice.
Dorothée Blancheton