Entre surcharge mentale, doubles journées et pression à “tout réussir”, la santé mentale des femmes est mise à rude épreuve. Dans Ce n’est pas toi le problème, le psychologue Pierre Bordaberry démonte le mythe de la responsabilité individuelle. Il rappelle combien notre environnement social, professionnel et familial influence notre bien-être.
À travers cette interview, il invite les femmes à se libérer de la culpabilité. Il les encourage à écouter leurs besoins réels et à repenser la santé mentale comme une affaire collective, pas personnelle.
Votre ouvrage s’intitule Ce n’est pas toi le problème. Ce message résonne particulièrement chez les femmes, souvent culpabilisées face à leurs difficultés. Pourquoi était-il important pour vous de déconstruire cette idée de responsabilité individuelle absolue ?
Pierre Bordaberry : Je crois qu’il est important de comprendre les problèmes pour mieux les résoudre. Nos difficultés psychologiques ne se comprennent pas comme un virus. Elles résultent toujours de facteurs biologiques, psychologiques et sociaux. C’est vrai pour l’obésité, par exemple, qui dépend autant de la psychologie que des choix de l’industrie agroalimentaire.
Si l’on se contente d’individualiser les problèmes, on passe à côté de leviers essentiels pour aider les gens. Cela peut même aggraver certaines situations, comme la dépression ou l’obésité.
En tant que psychologue, quel constat de terrain vous a le plus frappé et vous a poussé à écrire ce livre ?
Pierre Bordaberry : Les études en psychologie clinique, bien qu’elle refuse de s’en rendre compte souvent, sont extrêmement basées sur un modèle médical où le psychologue identifie un problème et le règle avec son patient. Mais à force de recevoir des patients, j’ai compris que certains n’auraient pas eu besoin de moi si leur environnement avait été différent : assistant social, famille ou travail moins violent… Curieux, je me suis intéressé à l’influence de l’environnement sur la santé mentale des femmes et des hommes. C’est ce qui m’a poussé à créer des vidéos sur les violences et à écrire ce livre.
Vous montrez que la société moderne favorise dépression, anxiété, obésité et troubles du sommeil. Ces pathologies touchent-elles différemment les femmes et les hommes ?
Pierre Bordaberry : Effectivement, hommes et femmes ne sont pas atteints de la même manière selon les différents troubles. Il y a quelques données qui montrent des différences potentiellement biologiques sur la dépression par exemple. Par contre de nombreuses différences sont liées à notre environnement.
Par exemple, au niveau du travail, on voit que les gens insistent beaucoup sur la pénibilité des métiers masculins car on comprend bien que se niquer le corps sur des maisons à construire est pénible. Mais on oublie les métiers féminins à risque psycho-social élevé, comme aide-soignante ou caissière. La demande au quotidien y est forte et l’autonomie limitée, ce qui augmente le stress.
Si on ajoute la charge domestique et les soins aux enfants, le poids psychologique est encore plus important pour les femmes. Cela joue sur l’anxiété, le manque de sommeil et la prise de poids dans un environnement trop exigeant.
La surcharge mentale, les doubles journées et les injonctions contradictoires pèsent lourdement sur la santé psychologique des femmes. Que conseillez-vous ?
Pierre Bordaberry : Il est difficile de donner des conseils sans comprendre chaque situation. Mais on peut identifier plusieurs axes en fonction des études.
Si l’on ressent irritabilité, troubles du sommeil ou douleurs musculaires, la demande psychologique est trop forte. Le premier réflexe est de réduire sa charge. Déléguer, différer, demander de l’aide ou baisser ses exigences sont des stratégies efficaces. Évidemment, c’est facile à dire, mais beaucoup plus difficile à mettre en pratique. Et c’est là que l’environnement va nous faciliter ou pas la tâche, car une mère de famille dont le mari s’est barré, isolée sans famille ou connaissances va avoir beaucoup plus de mal à mettre tout cela en place dans notre société où les parents sont assez isolés.
On peut aussi gagner en autonomie et adapter son organisation. Mais cela est plus difficile que la première solution, car changer son rythme de travail, bouger la famille en fonction de nos besoins rencontre parfois pas mal de résistance.
Dans quelle mesure la pression sociale liée à la performance et aux normes esthétique fragilise-elle l’estime de soi des femmes ?

Pierre Bordaberry : La pression sociale concernant les normes esthétiques ne touche pas tout le monde malgré ce que l’on croit. es personnes à faible estime de soi ou en manque affectif y sont plus sensibles. La beauté leur est vendue comme solution à la solitude ou au manque de valeur. Ce phénomène existe aussi chez les hommes, mais à moindre échelle, car on n’insiste moins sur leur corps dans les médias. En moyenne, les femmes plus jeunes ont une estime plus basse que les hommes jeunes.
Le problème survient quand cette croyance crée des obsessions, comme l’anorexie, ou empêche de chercher des solutions plus fiables au bien-être. Beaucoup de personnes pensent régler le problème en contrôlant encore plus le corps par le biais de régime qui, selon les chercheurs, empire le problème et crée des troubles du comportements alimentaires telle que de la boulimie. Notre corps n’aime pas beaucoup l’idée que l’on puisse le priver d’éléments vitaux et va compenser par la suite.
Vous proposez plusieurs pistes : législation, prévention, entraide, liberté personnelle. Quelles mesures concrètes pourraient améliorer la santé mentale des femmes, notamment dans le monde du travail ?
Pierre Bordaberry : Il y a dix milles choses à faire que cela soit dans le couple, le travail, en famille… avec des solutions de prévention des violences, des inégalités. Globalement, il faudrait déjà prévenir les violences dont les femmes sont plus fréquemment l’objet telles que les violences sexuelles (et cela nécessite alors des mesures pour bloquer les agresseurs, défendre les victimes et prévenir la récidive) et les discriminations sexistes (avec un travail d’auto-défense et d’éducation des hommes).
Dans le débat actuel sur la santé mentale, quel rôle devraient jouer les entreprises pour soutenir leurs collaboratrices, souvent exposées à un stress plus élevé ?
Pierre Bordaberry : Le travail est un des environnements les plus pourvoyeurs de troubles psys et selon les rapports de l’OMS, les travailleurs font partie des populations fragiles. Dans les études, on observe que c’est l’environnement de travail plus que les attitudes individuelles qui crée des problèmes (par exemple, le harcèlement est plus lié à un mauvais cadre de travail qu’à des individus psychopathes). Les entreprises sont donc responsables de leur collaboratrices. De plus, plus une personne va bien, plus elle est impliquée dans son travail et productive.
Selon le rapport Gollac de 2011, plusieurs choses peuvent être tenter comme augmenter l’autonomie avec des initiatives comme le job crafting ou les aménagements d’horaires qui alors permettent plus d’autonomie et donc de mieux concilier vie pro et perso. On peut aussi améliorer les rapports sociaux en adaptant le cadre managérial qui influence directement les rapports des employés entre eux. On a vu par exemple que des cadres autoritaires ou laxistes faisaient baisser le support social dans l’entreprise et augmenter le mal-être. Dans le même genre, si des discriminations sexistes ne sont pas cadrées directement, alors cela ouvre la porte à des arrêts maladies/turnover plus fréquents.
Enfin, quel message central aimeriez-vous transmettre aux femmes qui vous liront ? Celles qui se sentent épuisées, culpabilisées ou “pas assez” dans une société qui exige toujours plus.
Pierre Bordaberry : Dans notre vie, on rencontre dix mille consignes différentes sur la vie, sur ce que l’on devrait être ou faire. Certaines sont même contradictoires entre elles. La plupart d’entre elles nous perdent et nous éloignent de ce qui est bon pour nous. Quand notre corps se sent épuisé, dépressif, anxieux… c’est qu’il envoie le message que quelque chose déconne.
Avant d’en conclure qu’on est malade et que l’on doit prendre des cachets, il vaut mieux essayer de comprendre ce que notre organisme réclame et réarranger sa vie en fonction de cela.
Des fois, cela passe par engueuler son conjoint sur des tâches ménagères, par une loi, en allant manifester seins nus devant l’assemblée, ou bien en envoyant chier son psy et ses idées à la con. Ce processus s’appelle l’autodétermination et à un grand impact sur la santé mentale des femmes et des hommes.