L’incertitude joyeuse

L’incertitude joyeuse
Je lis depuis quelques mois les polémiques liées aux NATU, menées par leur chef de file, Uber, mettant la société en émoi. Que d’avis contradictoires sur qui doit être protégé et comment. S’agit-il bien du lobby des taxis que l’on discute ? Du suspect numéro 1, le statut d’auto-entrepreneur ? De la disparition progressive des CDI ?

Un seul élément a en réalité retenu mon attention, la notion de précarité. Telle que présentée dans les médias, elle m’a choquée par ce qu’elle sous-entendait de l’incompréhension de l’esprit du monde en ce moment. Son utilisation est traditionnelle, rigoriste. L’incertitude

Elle nie la capacité de l’individu à prendre possession de sa propre vie, à décider de comment il souhaite la mener, à quel rythme, sans la bénédiction du système. Elle est infantilisante. Elle n’entend rien à la beauté de l’expérience que nous vivons tous, pour peu que l’on accepte de sortir d’un cadre qui ne nous appartient pas.

Du bonheur d’être dans l’incertitude

Je discutais avec une amie, 44 ans, brillante entrepreneure. Elle me racontait qu’à 24 ans, pour des raisons personnelles, elle a quitté Paris pour Londres avec 100 euros en poche sans parler un seul mot d’anglais. Sa première année était pour le moins folklorique. Serveuse, garde-malade, intérimaire les jours de chance, ne sachant pas 24h avant si quelqu’un allait pouvoir l’héberger, vivant comme une victoire chaque euro gagné, jusqu’à mettre le pied dans une multi-nationale en tant que secrétaire volante.

Elle a fini dans le top exécutif de cette boite, moins de 10 ans après. Je lui ai demandé si elle s’était jamais sentie en danger. Après un long moment de réflexion, elle a répondu non. C’était l’une des périodes les plus riches et foisonnantes de sa vie, celle où son destin était entre ses mains, celle où elle a fait des choix déterminants sur qui elle voulait être et comment elle voulait mener sa vie.

 

De l’incertitude à la précarité : une question philosophique

Cette amie était pourtant officiellement dans une situation que l’on peut qualifier de précaire : pas de domicile fixe, pas de famille, pas de visibilité professionnelle à plus d’une semaine. Mais elle était heureuse. La notion de précarité est lourde. Elle fait débat car elle porte en elle le jugement de toute une société sur ce qui définit ou non le bien-être. Si l’on en croit Wikipedia, le précaire est celui qui est « soumis à une forte incertitude de conserver ou récupérer une situation acceptable dans un avenir proche ».

Cette définition peut laisser tout observateur de la vie sociale totalement démuni : que peut bien vouloir dire le mot certitude dans un univers professionnel, amical, amoureux, social, en mouvement permanent ? Il suffit d’ouvrir la moindre page de magazine pour être abreuvé de tous les risques que l’on court, depuis le terrorisme quotidien jusqu’aux intolérances au gluten dans nos céréales du matin. Si l’on fait un pas de plus et que l’on relie l’incertitude à la notion de prise de risque, alors nous sommes tous définitivement précaires : l’entrepreneur, l’artiste, l’employé, le PDG.

L’incertitude est devenue la norme, depuis bien longtemps, par choix de vie – et non par fatalisme – de toute une génération qui a repoussé les garde-fous sensés l’aider à gérer sa vie en toute quiétude. Des gardes-fous qui nous emprisonnent autant qu’ils nous protègent, mais de la vie. Nous avons décidé d’aller dans ce sens. A un moment ou un autre, il nous faudra l’assumer et le vivre pleinement. Il s’agit aujourd’hui de redéfinir ce qu’est une situation acceptable dans un univers où l’illusion d’une maitrise pleine et entière de notre vie est le graal d’une génération apeurée, la préoccupation d’un temps qui ne nous concerne plus.

Il s’agit aujourd’hui de décider si l’on transforme l’incertitude en norme joyeuse ou en norme triste.

Accepter l’incertitude, embrasser le risque, aimer la vie

Dans un univers où s’amorcent autant de bouleversements, certains restent sur leur position, refusent d’accompagner le changement. Ce que je peux comprendre. Le confort intellectuel d’une situation connue, même quand elle est désastreuse, est parfois préférable au saut dans l’inconnu. Et puis certains ne savent jouer que dans l’espace d’un cadre rigoureusement défini.

150 coworkers constituent aujourd’hui la communauté Remix . Ils vivent au quotidien une absence totale de sécurité, n’ont pas d’assurance chômage, sont dans l’incapacité de prédire si leur entreprise et donc leur job va durer plus de 3 mois. Et je parle de pères et mères de famille, et non d’étudiants sortis d’école. Plusieurs d’entre eux portent avec joie plusieurs casquettes, exercent plusieurs métiers. On les appelle des “slasheurs”.

En réalité 2 façons de voir le monde s’affrontent, le monde d’avant, celui où l’on travaille toute sa vie dans une même entreprise, de manière linéaire, avec pour étendard le fameux CDI, auquel on se raccroche quel que soit le degré de bonheur ou de pénibilité que l’on y trouve.

Et l’autre, celui de tous les possibles, celui où l’on peut/veut se réveiller un matin chauffeur de taxi, construire un projet entrepreneurial, et donner des cours d’anglais en même temps. Celui où l’on accepte que la vie n’est pas un long fleuve tranquille, que l’on ne peut désormais plus retenir l’énergie vitale de toute une population entre des murs fiscaux, des lobbys d’un ancien temps, des notions de précarité dépassées.

Un monde où l’on a le droit à l’erreur, le droit de recommencer 10 fois, 20 fois s’il le faut, quel que soit notre âge ou notre situation familiale et économique, où l’on peut se réinventer tous les jours. Un monde où l’objet n’est plus de se payer une maison, avec un crédit sur le dos advitam, mais d’explorer ses envies, ses passions, ses raisons d’être sur terre, à travers le travail, le projet, les individus qui accompagnent ce projet.

Je ne dis pas que ce modèle convient à toute une société. Rien ne peut convenir à tous en réalité. Je dis juste que nombreux sont ceux qui peuvent y trouver une forme de bonheur, une voie d’accomplissement. Et qu’ils méritent d’être désormais entendus. Et respectés.

Développer une éthique de la confiance et de la désinfantilisation.

Je lisais ce matin une interview de Maitre Eric Dupond- Moretti, sur la déresponsabilisation des citoyens : « Les espaces de liberté font l’objet d’une compression et même d’une traque, et finissent sous le joug d’un conditionnement et de règles étouffantes qui cadenassent la pensée, qui oppriment les opportunités d’imaginer et d’oser, qui enferment l’expression, in fine qui constituent une négation du progrès humain. »

En réalité, il faudrait peu de choses pour développer une éthique de la désinfantilisation, à commencer simplement par faciliter et valoriser tout, absolument tout ce qui encourage l’initiative personnelle, qui permet à l’énergie vitale de s’exprimer et aux individus de laisser libre-court à leur esprit d’entrepreneur, à toutes les échelles possibles. Apprenons aux enfants à mieux se connaitre, découvrir leurs passions. Cessons de projeter nos peurs et nos craintes sur nos adolescents, encourageons le gout de l’erreur, le plaisir d’emprunter des chemins de traverse. Rendons l’initiative plus simple. Ayons confiance les uns en les autres, en notre volonté commune de participer. Cessons de ne voir en l’autre que son potentiel néfaste ou dilettante.

Cessons de nous prémunir du drame à tout prix, et focalisons nous sur ce qui pourrait ressortir de magique de l’imprévu, de l’inconnu.

Je finis par une de mes citations préférées de Nietzsche : « La vie est lourde à porter : mais ne faites donc pas vos délicats ! Nous sommes tous, tant que nous sommes, des ânes bien jolis et qui aiment à porter des fardeaux. (…). On ne tue pas par la colère, mais on tue par le rire. Allons, tuons l’esprit de pesanteur ! J’ai appris à marcher : depuis ce temps je me laisse courir. J’ai appris à voler : depuis je n’attends plus qu’on me pousse pour changer de place. Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je m’aperçois en dessous de moi-même, maintenant un dieu danse en moi. »

Je nous souhaite à tous d’apprendre à changer de place dans la joie, sans attendre que quelqu’un nous pousse.

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