Process ubuesques, manque de leaders charismatiques, solutions sparadrap… Dans « La comédie(in)humaine », un ouvrage décapant co-écrit avec Nicolas Bouzou, Julia de Funès analyse les manquements et dérives du management moderne.
Dans votre livre, vous écorchez la notion de bonheur au travail. Pour vous, ce dernier ne peut être qu’une conséquence mais jamais un objectif ?
Julia de Funès : J’entends souvent que si les gens sont plus heureux ils seront plus performants au travail. J’attaque ce raisonnement à la racine qui fait du bonheur une condition de performance. Pour moi, le bonheur est la conséquence de davantage d’autonomie, de sens et de courage. De plus, le bonheur et le bien-être sont des notions indéfinissables. Cela fait 2500 ans que les philosophes n’y parviennent pas. Et le bonheur est par essence instable. On n’est pas heureux en permanence. Enfin, le bonheur dépend selon moi de personnes extérieures à la sphère professionnelle. Avoir un cadre de travail sympathique c’est agréable, mais cela reste souvent un artifice. Vouloir s’occuper du bien-être des gens est selon moi inapproprié. Je dirais même que puisque le bonheur est indéfinissable, le métier de Chief Hapiness Officer est fictif. Pour moi, cela sort l’entreprise de son cadre : sa vraie mission est de créer davantage de performance.
De manière générale, vous éborgnez le monde de l’entreprise. Pour autant, vous confirmez qu’elles sont indispensables à notre compétitivité dans le concert des nations ?
Julia de Funès : Pour être compétitifs à l’échelle internationale, nous avons besoin de ces organisations. Il y a du très bon dans les entreprises, mais celui-ci n’émerge que lorsque les salariés travaillent dans un sens commun. Encore une fois, il faut que l’entreprise redonne de la liberté et de l’autonomie. Entre le travail freelance et le management patriarcal, il y a sans doute un juste milieu à trouver.
Vous pensez aussi que ces entreprises manquent parfois de courage ?
Julia de Funès : L’entreprise n’est pas une personne, ce sont donc les personnes qui y travaillent qui manquent de courage. Car il en faut pour dire, pour s’opposer. Nous souhaiterions que les entreprises cessent de prôner des valeurs faciles comme la performance ou l’honnêteté (encore heureux !), et privilégient le courage de penser, dire et faire. Mais il n’est pas facile de sortir de la norme comportementale.
Les entreprises se plaignent souvent du manque de flexibilité accordé par l’Etat, mais elles sont aussi selon vous de vraies bureaucraties ?
Julia de Funès : Le privé comme le public deviennent aussi bureaucratiques l’un que l’autre. Dans les grandes entreprises, l’accumulation des process prend le pas sur tout. Je ne dis pas qu’il faut totalement les supprimer, mais lorsqu’ils sont érigés en priorité, on entre au pays de l’absurdie.
Votre livre « La comédie (in)humaine » insiste justement sur ce potentiel cloonesque du management d’aujourd’hui. Tous ces fameux process tuent l’intelligence ?
Julia de Funès : Beaucoup de jeunes qui sortent des études ont l’impression de mettre leur cerveau en pause une fois rentrés sur le marché du travail. De mon côté, après sept ans en entreprise, c’est pour cela que je suis revenue à la philo. Les salariés exécutent plus qu’ils n’entreprennent et laissent leur intelligence s’engourdir. Pour nous, le mal être en entreprise provient de cette définalisation des fonctions. Il faut refaire place à la réflexion plutôt que d’emmener ses collaborateurs faire un escape game. C’est sympa mais c’est aussi très infantilisant. Il serait préférable d’élever les salariés en leur proposant des formations humanistes pour nourrir leur réflexion.
Vous pensez que la philosophie devrait intervenir plus tôt et plus tard dans notre cursus scolaire puis professionnel ?
Julia de Funès : Complètement. Ma fille qui est en CP commence des cours de questionnement. Il ne s’agit pas de philosophie, cela alimente simplement le processus de réflexion car les enfants se posent les bonnes questions, mais l’école leur a souvent apporté les mauvaises réponses. Et dans peu de temps, je vais commencer à donner des cours de philosophie à la filière management de Sciences Po. Pour moi, la philosophie devrait nous suivre toute notre vie. Car il faut comprendre pour ne pas subir.
Réunions, process, travail en open space… Au fond, tout cela empêche les gens de travailler de manière productive. Vous plaidez pour la réhabilitation du travail individuel ?
Julia de Funès : Beaucoup de réunions se tiennent sans que personne ne se soit préparé individuellement. Cela ne rime donc à rien. On se retrouve à faire des brainstormings qui n’en finissent pas avec des Postit truffés de généralités. Et comme le principe de ces réunions est de laisser chacun s’exprimer, personne ne va oser se confronter aux idées de l’autre. Pourtant, la vraie tolérance consiste à prendre du temps pour discuter d’une idée que l’on n’aime pas.
Vous dîtes aussi que l’entreprise ne doit pas devenir un parc d’attraction, qu’entendez-vous par là ?
Julia de Funès : On emmène les gens en séminaire pour leur faire faire des activités dont ils n’ont que faire. En fait, peu de gens aiment ce type d’activités, et ceux qui les plébiscitent sont en général des paresseux. La plupart des salariés préfèreraient avoir du temps pour travailler plutôt que de rentrer à 21H chez eux parce qu’ils avaient un dossier urgent à boucler.
L’efficacité au travail passe aussi par une plus grande autonomie, et donc possiblement par le télétravail. Pourquoi les entreprises ont-t-elles encore un tel manque de confiance vis-à-vis de leurs salariés ?
Julia de Funès : C’est aberrant car aucune étude ne prouve que l’on travaille moins bien lorsque l’on est chez soi. Ces entreprises prônent la confiance dans leurs valeurs, et ne le prouvent pas dans leur comportement. Je pense au contraire que l’on travaille mieux lorsque l’on n’est pas soumis à la norme comportementale qu’impose le travail derrière des bulles en verre. Les gens sont alors beaucoup plus concentrés sur leurs tâches.
Vous plaidez également pour une restauration de l’autorité. Qu’est-ce que vous entendez par ce terme ?
Julia de Funès : Aujourd’hui, les managers deviennent managers par promotion et non par compétences. Selon nous, certaines personnes ont ces qualités, d’autres non, c’est pour cela que nous sommes assez critiques sur les formations en leadership. Si l’on en revient à l’étymologie du mot autorité, elle est liée au verbe « augmenter », c’est-à-dire faire progresser les personnes qui sont derrière nous. Quant au mot charisme, il signifie « grâce divine ». C’est ce charisme qui va donner envie aux collaborateurs de s’engager.
A l’heure où l’on ne parle plus de management vertical, peut-on mettre de l’autorité dans l’horizontalité ?
Julia de Funès : L’entreprise oscille entre un paternalisme absolument terrible et un management égalitariste très nivelant. Mais nous avons toujours besoin de grands chefs charismatiques qui ont le courage de dire les choses pour porter un projet commun. Nous sommes à un moment charnière où il faut retrouver un équilibre.
@Paojdo
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