Elodie Bernard : l’aventure en héritage

Elodie Bernard

Mars 2008 au Tibet. Le quarante-neuvième anniversaire de la fuite du Dalaï-Lama est marqué par une révolte. La Chine ne tarde pas à évacuer tous les journalistes. Lhassa, capitale de la Région Autonome du Tibet est fermée. Une répression à l’abri des regards, cinq mois avant les Jeux Olympiques de Pékin.

Elodie Bernard, 24 ans à l’époque, amoureuse depuis toujours de la culture tibétaine, observe les événements depuis Paris. Elle prend une décision soudaine : alors que le monde entier aura les yeux rivés sur Pékin et ses exploits sportifs, elle partira seule, sans autorisation administrative, à la découverte du Toit du Monde. Une expédition hors norme de trois mois qu’elle retrace dans son livre Le vol du Paon Mène à Lhassa (Gallimard, 2010). Rencontre avec une voyageuse pas tout à fait ordinaire.

Pourquoi avez-vous décidé d’entreprendre ce périple au Tibet et comment l’avez-vous organisé ?

Je venais de quitter mon travail à Paris sur un coup de tête. Parallèlement, le début des Jeux Olympiques de Pékin approchait. Le passage de la flamme olympique avait déjà fait beaucoup de bruit. Je me suis dit que c’était le moment où jamais de me rendre au Tibet, un endroit qui m’attirait depuis très longtemps. J’ai donc pris un visa pour la Chine. Une amie qui vivait à Pékin m’a hébergée dans un premier temps, avant que je prenne la route de Lhassa.

A l’époque, l’accès à la République Autonome du Tibet est contrôlé pour les étrangers. Pour pouvoir y accéder, il faut notamment une autorisation délivrée par le bureau chinois du tourisme au Tibet. Chose particulière, vous choisissez de vous rendre à Lhassa clandestinement, sans autorisation donc, afin d’être totalement libre de vous mouvements.

A moins d’appartenir à un groupe organisé, le séjour à Lhassa n’était plus toléré. Pour préparer mon voyage, j’étais donc allée dans quelques agences de voyage. A chaque fois, cela supposait la présence d’un guide. Je n’avais pas envie de me rendre au Tibet de cette manière, c’était hors de question ! Les hauts plateaux tibétains sont des espaces de liberté où l’on a envie de faire ce que l’on veut ! Du coup, j’ai décidé de gagner Lhassa en me faufilant…

Justement, comment avez-vous réussi à gagner cette ville ?

Je savais que des bus menaient à Lhassa. Je suis montée dans l’un d’eux et le chauffeur a accepté de me prendre à bord. Il était Chinois et ne parlait pas très bien anglais. Je n’avais donc pas compris que le trajet durerait 55 heures ! Puis, comme je n’avais pas d’autorisation pour rentrer en Région Autonome du Tibet, le chauffeur m’avait dit : « tu te cacheras sous les couvertures. » En fait, il y avait des contrôles militaires, surtout au début et à la fin de la route. Une fois, cela est arrivé la nuit. Les militaires sont rentrés dans le bus. Sous la couverture (pleine de crachats), je les ai vus s’approcher vers moi avec leurs lampes-torches ! J’ai vraiment pris conscience à ce moment-là de ce que j’étais en train de faire. Mon cœur battait. Je me suis dit : « ne respire pas, sinon ils vont voir qu’il y a quelqu’un sous la couverture. » Heureusement, ils ne m’ont pas vue !

Elodie Bernard au Tibet

Que se serait-il passé si vous aviez été démasquée ?

Je risquais 48 heures de détention sous des tentes militaires… à 4500 mètres d’altitude ! Puis après, j’aurais été expulsée. Ceci dit, il nous arrivait sur le trajet de faire des haltes. Une fois, j’ai ainsi croisé des militaires. Ils m’ont regardée, ont paru surpris. De mon côté, je suis passée comme si de rien n’était. Ils ne m’ont pas interrogée. Ils ont sûrement pensé : « si elle est là, vu son jeune âge, c’est qu’elle doit être accompagnée ! »

Quel était votre objectif à travers ce voyage ? Souhaitiez-vous déchiffrer la situation de l’intérieur en vous immergeant dans le quotidien de la société ?

C’était un acte de résistance personnelle qui n’engageait que moi. Lors du passage de la flamme olympique, les mouvements de protestation avaient été nombreux. Moi-même j’étais descendue dans les rues pour manifester avec mon petit drapeau tibétain ! Je ne voulais pas qu’une fois les Jeux ouverts, on en oublie complètement la situation au Tibet. D’autre part, j’avais l’envie de constater de moi-même ce qui s’y passait.

Vous teniez donc à être à Lhassa lors du premier jour des Jeux Olympiques. Quelle était l’ambiance dans cette ville ce jour-là ?

Les Tibétains avaient une tristesse dans le regard. Dans les gargotes ou les maisons de thé, les policiers chinois les forçaient à allumer les télés afin qu’ils regardent la retransmission de la cérémonie d’ouverture. Les gens en avaient gros sur le cœur. Ils ne se parlaient pas !

Des Tibétains qui ne se parlaient pas mais qui surtout n’avaient pas le droit de communiquer avec les étrangers !

Il y a beaucoup de policiers chinois en civils qui infiltrent la société tibétaine. Des rumeurs circulent selon lesquelles il y aurait des puces pour enregistrer les conversations dans les téléphones portables. Dans les rues, des caméras (visibles ou pas) surveillent les gens. C’est véritablement une surveillance insidieuse qui entre dans les moindres recoins de la vie personnelle. Certains Tibétains sont vendus au régime pour espionner les autres. D’autres sont parfois contraints à la dénonciation car on menace leur famille. La suspicion est donc constante.

Le Tibet est vraiment le terrain d’affrontement de deux sociétés qui n’ont rien à voir. Pourtant, j’ai voyagé dans beaucoup de pays où la situation est compliquée, comme la Syrie par exemple (avant le début des émeutes). Mais le Tibet est vraiment l’un des endroits où j’ai trouvé que la pression était la plus forte. Pourtant, j’y suis allée en essayant d’être la plus objective possible. Mais ce que j’ai constaté sur place fut bien pire que ce que j’imaginais.

On ne s’en doute pas lorsque l’on est en France !

La population tibétaine a été accueillante avec vous. Quelle est la rencontre qui vous a le plus marquée ?

Il y en a des tas, c’est très difficile de n’en retenir qu’une ! Ma rencontre avec Deyang, une jeune femme de mon âge, a été très intéressante. Deyang était bonne en classe et avait donc pu poursuivre ses études en Chine. Elle se retrouvait ainsi tiraillée entre la modernité de la société chinoise et l’aspect ancestral du Tibet. Elle ne voulait pas quitter l’un pour aller vers l’autre. C’est un peu le problème de tous ces étudiants tibétains qui partent étudier ailleurs. Quand ils reviennent, ils sont en décalage. J’ai trouvé que son histoire était une mise en abîme de la situation du Tibet par rapport à la Chine.

Elodie Bernard paysage du Tibet

Pourquoi partir seule ? C’est une manière de rencontrer des gens plus facilement ?

Généralement, je pars seule. Quand on est une fille, c’est plus facile de rencontrer des gens. Au Tibet par exemple, les grands-mères me prenaient souvent pour leur petite-fille.

Parfois, c’est aussi plus délicat, il faut faire attention !

Finalement, vous avez été expulsée du Tibet, suite probablement à une dénonciation. Comment cela s’est-il passé ?

Cela s’est déroulé de manière assez sympathique ! Lors de mon arrestation, j’ai joué la carte de la fille naïve. J’ai affirmé ne pas savoir ce qui se passait au Tibet et être là un peu par hasard. La policière ne parlait pas très bien anglais. Ma technique a donc été de parler, parler, parler, et de paraître catastrophée ! Elle m’a dit : « prenez le premier train, on ne veut plus vous voir. » J’ai eu deux trois jours de délai.

On aurait pu s’attendre à ce que cette expulsion ait des répercussions beaucoup plus conséquentes !

Je pense que le fait d’être une jeune fille m’a aidée ! Pour un homme de 40 ans, cela se serait probablement beaucoup moins bien passé. Et puis, nous étions en plein pendant les Jeux Olympiques et les policiers chinois ne voulaient pas créer de vagues. Il y avait des tas de journalistes français à Pékin et j’aurais pu les alerter assez facilement.

Faut-il une part d’inconscience pour entreprendre ce genre de voyage ?

Non. Je me suis rendue dans pas mal de pays. A force, on acquiert les mécanismes du voyageur. Je sais faire attention, détecter les personnes auxquelles je peux faire confiance. Pour le Tibet, j’étais très consciente des risques donc j’étais vigilante. D’autre part, j’avais déjà une affinité avec le peuple tibétain que j’avais eu l’occasion de côtoyer dans mon enfance au cours de voyages en Inde et au Népal.

Justement, cette passion pour le Tibet et les voyages remonte à l’enfance. C’est notamment votre père qui vous a transmis le virus !

Mes parents, et surtout mon père, avaient beaucoup d’amis étrangers, notamment népalais. A chaque fois qu’ils venaient chez nous, ils apportaient à ma sœur et moi des choses du Népal. Par ailleurs, mon père avait véritablement une passion pour l’Himalaya. Parallèlement, on a beaucoup voyagé en famille tous les quatre. A 10 ans, j’ai même traîné mes parents pour aller en Inde ! Ensuite, avec mon père, on a fait des voyages tous les deux, à la roots !  On est ainsi partis au Pakistan, à la frontière avec l’Afghanistan, dans des zones tribales. J’avais 15 ans. C’était avant 2001, en 1999, donc ce n’est plus  la même situation qu’aujourd’hui. Mais on sentait tout de même que c’était assez tendu ! Cela a vraiment été un voyage formateur.

Comment votre famille, rodée aux voyages, a-t-elle réagi à votre expédition tibétaine ?

Ma mère n’était pas au courant de tout ! Mon père en savait plus car il me servait un peu de base arrière ! Désormais, ils sont habitués, ils me soutiennent, c’est une partie de ma vie.

Vous connaissez également bien le Moyen-Orient, une région du monde où vous effectuez des séjours réguliers. Comment vous définissez-vous : voyageuse, baroudeuse, aventurière ?

Je ne me définirais pas selon une étiquette mais plus par les activités que je mène. Je voyage, j’analyse, j’étudie dans différents domaines, que ce soient les relations internationales, l’économie, etc. J’aime être libre de toucher à des tas de choses.

Je suis arrivée sur le marché du travail en 2007/2008, en pleine crise économique. Par conséquent, j’ai voulu partir à l’étranger, pour voir ce qui s’y passait. De mon point de vue, pour rebondir, c’est bien d’ouvrir un peu ses horizons, de retrouver un peu de la vitalité que nous avons perdue en France car les perspectives sont fermées, de prendre appui de l’extérieur pour mener des actions. Lorsque l’on se rend sur les grandes places asiatiques, Pékin par exemple, les jeunes ont vraiment l’envie de réussir. C’est la volonté que j’ai ressentie chez eux qui m’a donné l’idée de monter ma structure, une entreprise de conseil. Ainsi, j’aide les sociétés ou les organisations humanitaires à s’implanter dans des pays du Moyen-Orient.

Y a-t-il pour vous des similitudes entre la préparation d’un voyage comme celui que vous avez effectué et la création d’une entreprise : le goût du risque, l’absence de filet de sécurité ?

Oui, le lien est véritablement cet esprit aventurier ! Le fait aussi de ne pas attendre qu’il y ait une reprise en France et de foncer, de partir vers l’inconnu. On est contraint à l’action car on est en crise. Pour moi, il est très important de retrouver ce dynamisme, ce goût du risque qui a poussé par exemple Malraux à aller en Extrême-Orient ou des alpinistes comme Gaston Rébuffat à gravir les sommets.

Quel est votre prochain voyage ?

Je vais bientôt aller en Iran, un pays où je me rends souvent. Je travaille pour la Revue de Téhéran, un magazine littéraire destiné aux Iraniens qui parlent français. Le but est de faire connaître les deux cultures.

0
    0
    Votre panier
    Votre panier est vide