L’incroyable ascension de Julie Chapon, fondatrice de Yuka

Yuka

Lancée en janvier 2017, l’application Yuka, qui scanne les produits alimentaires et cosmétiques pour évaluer leur impact sur notre santé, connaît un succès phénoménal. Entretien avec sa cofondatrice, Julie Chapon.

C’est Benoît, l’un de vos deux associés, qui est à l’origine du projet. De votre côté, étiez-vous déjà soucieuse de votre alimentation avant de lancer Yuka ?

Julie Chapon : Oui, j’ai toujours fait attention à ce que je mangeais. Mais je me préoccupais surtout de la dimension nutritionnelle des produits : les calories, les sucres, les protéines, les fibres, les graisses, etc. J’ai commencé à réellement m’intéresser au reste, notamment à la présence d’additifs et de pesticides, avec le projet.

Quelles ont été les principales étapes de votre développement ?

Julie Chapon : J’ai rejoint le projet en février 2016, un mois après que Benoît et son frère François en ont eu l’idée. Nous avons gagné le concours du Food Hackathon à la Gaîté Lyrique et, à partir de là, nous avons décidé de nous lancer tous les trois. Pendant quasiment un an, nous avons développé le projet les soirs et les week-ends, en parallèle de nos jobs respectifs.

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C’est lorsque nous nous sommes inscrits au programme Ticket for Change, destiné aux entrepreneurs du changement, que le déclic s’est produit : lors du tout premier week-end, nous avons rencontré plein d’entrepreneurs passionnés qui avaient pris tous les risques pour mener à bien leur projet. Nous avons réalisé que si nous voulions vraiment faire quelque chose de notre côté, il fallait qu’on s’y consacre à temps plein.

J’ai quitté le cabinet de conseil qui m’employait en novembre 2016. Nous avons lancé l’application en janvier 2017, et l’avons élargie aux cosmétiques en 2018 (en juin sur iPhone, à la fin de l’année sur Android) afin de satisfaire la demande n° 1 de nos utilisateurs. Depuis le début, nous nous reposons beaucoup sur leurs retours pour élaborer la stratégie de Yuka.

Concrètement, comment déterminez-vous les notes des produits ?

Julie Chapon : Pour la partie alimentaire, notre système d’évaluation repose sur trois critères. La qualité nutritionnelle compte pour 60 % de la notation. Celle-ci est déterminée selon la méthode de calcul du Nutri-Score, adoptée et validée par l’Etat. Les additifs représentent quant à eux 30 % de la note. Nous nous basons ici sur l’état de la science à ce jour : les avis de l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments), de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), du CIRC (Centre international de recherche sur le cancer), mais aussi les études indépendantes.

Nous avons créé notre propre référentiel sur les additifs, en leur affectant un niveau d’impact en fonction de l’ensemble de ces sources scientifiques. Enfin, nous prenons en compte la dimension biologique, qui correspond à 10 % de la note.

Pour les cosmétiques, nous étudions dans le détail la composition du produit. De la même manière que pour les additifs, nous avons défini un niveau d’impact pour chaque ingrédient en nous appuyant sur l’état de la science à ce jour. Les sources scientifiques relatives à chaque évaluation sont affichées dans l’application.

J’ai scanné un déodorant qui a obtenu la note de… 0/100. Il est pourtant autorisé et commercialisé. Comment l’expliquez-vous ?

Julie Chapon : Tout simplement parce qu’il faut des dizaines d’années pour qu’une substance controversée soit interdite. L’exemple de l’amiante l’a démontré. Par ailleurs, les industries agroalimentaire et cosmétique exercent un très gros lobbying au niveau européen. L’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) estime que près de la moitié des experts de l’EFSA sont en situation de conflit d’intérêts avec l’industrie agroalimentaire. Certains produits restent ainsi autorisés sur le marché alors qu’il existe des preuves de leur nocivité. C’est pour cela que nous appliquons le principe de précaution dans l’application.

Les utilisateurs, mais aussi les marques, peuvent remplir les fiches produit. Comment garantissez-vous la fiabilité des informations renseignées ?

Julie Chapon : Nous avons mis en place de nombreux échelons de contrôle. L’utilisateur (ou la marque) qui ajoute un produit doit renseigner les valeurs à la main, mais aussi fournir une photo du tableau nutritionnel comme preuve. Notre système de contrôle confronte les valeurs détectées sur l’image versus les valeurs indiquées par l’utilisateur. Si ces dernières ne correspondent pas, l’utilisateur ne peut pas ajouter le produit.

Sur la partie cosmétique, l’utilisateur nous envoie une photo de la liste des ingrédients, que nous transmettons à un service externe – donc complètement neutre – chargé de la retranscrire manuellement. C’est rare, mais il arrive que certaines personnes malintentionnées contournent les différentes barrières et renseignent volontairement des données erronées. Une personne en interne s’occupe du bannissement de ces utilisateurs, un peu à la manière de Wikipédia.

Nous avons également deux personnes à temps plein au service client, qui corrigent les erreurs involontaires ou les changements de composition que nous font remonter les autres utilisateurs. Enfin, les produits les plus scannés sont bloqués à la modification.

Vous vous revendiquez 100 % indépendants. Comment vous financez-vous ?

Julie Chapon : Très rapidement, il nous a fallu monétiser le projet. Le blog, lancé en parallèle de l’application, marchait extrêmement bien, nous avons donc eu l’idée de proposer des contenus supplémentaires sous la forme d’un programme nutrition vendu sur notre site. Les dons, que nous encourageons via notre site et nos newsletters, nous financent aussi depuis le début. Mais, à terme, nous aimerions nous passer de ces deux leviers.

Notre troisième source de revenus correspond au business model cible tel que nous l’imaginons : la monétisation de l’application. Nous venons de lancer sur Android une version premium à 15 euros par an, avec des fonctionnalités supplémentaires : le mode hors ligne, une barre de recherche qui permet d’accéder aux produits référencés sans avoir à les scanner, et un historique illimité (contre 75 produits dans la version gratuite).

Les utilisateurs premium pourront aussi configurer des alertes personnalisables sur les allergènes (lactose, gluten…) et les éléments indésirables tels que l’huile de palme dans un second temps. Dorénavant, toutes les nouvelles fonctionnalités intégreront la version payante, mais les services gratuits (scan des produits, recommandations, analyses…) le resteront.

Sur quels autres projets travaillez-vous actuellement ?

Julie Chapon : Les utilisateurs nous réclament plus d’informations sur les additifs que nous classons rouges, c’est-à-dire mauvais. S’agit-il d’un perturbateur endocrinien, d’un allergène, d’un ingrédient cancérigène ? Comme pour les cosmétiques, nous allons donc rajouter prochainement dans l’application une description détaillée, ainsi que la liste des sources scientifiques associées. Pour répondre à une autre très forte demande, nous sommes en train de lancer l’application en Belgique. La Suisse et le Luxembourg suivront dans la foulée.

Au-delà de l’huile de palme, envisagez-vous d’intégrer la dimension environnementale dans l’application ?

Julie Chapon : Analyser l’impact environnemental, en soi, nous intéresse mais s’avère extrêmement compliqué car cela nécessite de prendre en compte tout un tas de critères sur lesquels on dispose de très peu d’informations. De plus, nous souhaitons rester focalisés sur ce que nous savons faire car il y a encore beaucoup de travail à accomplir.

Votre bilan en chiffres ?

Julie Chapon : Nous sommes à 8,8 millions d’utilisateurs, avec 2 millions de produits scannés chaque jour, 450 000 produits alimentaires référencés, et 150 000 pour les cosmétiques. Nous recevons quotidiennement entre 2 000 et 3 000 contributions, et le blog attire quant à lui entre 1 et 1,5 million de visiteurs uniques par mois.

L’objectif de Yuka est de faire réagir les industriels. Avez-vous pu observer des améliorations dans ce sens ?

Julie Chapon : Sur l’alimentaire, énormément. Je pense que les industriels ont pris conscience que les gens voulaient consommer des produits plus sains. Peu à peu, ils suppriment les additifs les plus controversés des listes d’ingrédients, réduisent les taux de sucre, de sel. La composition de nombreux produits référencés dans l’application a ainsi été améliorée au fil du temps, et on commence à observer la même tendance sur les cosmétiques. Des marques nous contactent également en amont de la sortie de leurs nouveaux produits pour évaluer leur composition et identifier les aspects sur lesquels ils peuvent progresser. Pour autant, la route est encore longue.

La vie d’entrepreneure s’avère très prenante. Avez-vous toujours le temps de bien manger ?

Julie Chapon : Oui, complètement. Dans l’équipe, nous partageons les mêmes valeurs sur l’alimentation et faisons tous attention. Nous avons une cuisine au bureau, ce qui aide aussi à entretenir ce cercle vertueux. A titre personnel, je cuisine souvent le dimanche pour le reste de la semaine. Quand on s’organise, ça ne prend pas forcément beaucoup plus de temps de bien manger.

 

Manon Dampierre

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