Brown-out au travail : comprendre la perte de sens

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Perte de sens, désengagement, malaise diffus : le brown-out s’impose comme l’un des grands angles morts du monde du travail.

Dans Brown-out : quand le travail perd son sens (Éditions Eyrolles), Étienne Desmet et Yohann Marcet analysent ce phénomène encore méconnu, distinct du burn-out, mais tout aussi destructeur. À travers des cas concrets et des outils issus de la psychologie du travail et du management, ils éclairent les mécanismes de la perte de sens et ouvrent des pistes pour y remédier. Ils décryptent les signaux faibles du brown-out et les leviers pour redonner du sens au travail.

Pourquoi était-il urgent, selon vous, de nommer et d’analyser le phénomène de brown-out aujourd’hui, alors qu’il reste encore largement méconnu ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Le brown-out, c’est la perte de sens au travail liée à un profond désalignement entre ce que l’on attend de son travail et la réalité vécue au quotidien. Il touche aujourd’hui des centaines de milliers de salariés, probablement des millions. Pourtant, il reste largement invisible et mal nommé.

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Ce qui rend le phénomène particulièrement préoccupant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un simple malaise passager ou d’une baisse de motivation. Le brown-out est une souffrance profonde, souvent silencieuse, qui peut conduire à des états dépressifs sévères, à une détérioration de la santé mentale (parfois physique), et à des ruptures professionnelles ou personnelles brutales.

Il y avait donc une urgence à mettre des mots, à décrire finement ce que vivent ces personnes, pour sortir d’une double impasse. Celle de la culpabilisation individuelle : “j’ai un problème, je ne suis pas à la hauteur” ; et celle de l’aveuglement organisationnel. Nommer le brown-out, c’est reconnaître que la perte de sens n’est pas une fragilité personnelle, mais un signal d’alerte majeur sur la manière dont le travail est aujourd’hui organisé et managé.

Il s’inscrit également dans un climat d’inquiétude générale généré par des crises successives (sanitaire, incertitudes économiques, grandes questions sociétales…). Cela active ces inquiétudes et ces questions existentielles auxquelles les réponses peuvent être désabusées : Quel est le sens de tout cela ? À quoi bon ? Quel est, au fond, mon rôle ?

En quoi le brown-out se distingue-t-il fondamentalement du burn-out. Et pourquoi cette distinction est-elle essentielle pour les entreprises comme pour les individus ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Le burn-out, où épuisement général, est généralement la conséquence d’une surcharge de travail prolongée, d’un stress intense et durable. Il épuise progressivement les ressources physiques et psychiques de la personne. C’est un syndrome grave, aux conséquences parfois longues et irréversibles.

Le brown-out, lui, relève d’une autre dynamique. Il naît d’un désalignement profond, souvent lié à un conflit de valeurs. Ce n’est pas tant “trop de travail” que “un travail qui ne fait plus sens”. On le retrouve par exemple chez des aides-soignantes qui rentrent chez elles avec le sentiment de ne pas avoir pu bien soigner. Chez des jeunes actifs qui ne se reconnaissent pas dans la mission de leur entreprise. Ou encore chez des collaborateurs confrontés à des pratiques managériales incohérentes ou déshumanisantes.

Cette distinction est essentielle, car on ne soigne pas une perte de sens avec des solutions pensées pour l’épuisement. Réduire le brown-out à un burn-out “light” est une erreur fréquente. Bien au contraire, le brown-out peut toucher des personnes peu fatiguées, parfois même peu surchargées, mais profondément en désaccord avec ce qu’on leur demande de faire.

On observe également des situations dans lesquels le brown-out précipite un burn-out, notamment chez des personnes très investies, engagées, passionnées par leur métier. C’est particulièrement vrai dans les métiers vocationnels ou à forte dimension relationnelle. Le brown-out s’ajoute à une situation de burn-out latente. On parle alors de brown-out ou de burn-out de désalignement.

La perte de sens au travail est-elle avant tout un problème individuel ou le symptôme d’un modèle organisationnel qui arrive à ses limites ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Dans de nombreuses organisations, on observe une accumulation de processus, d’indicateurs, de reportings, une accélération constante du rythme de travail, et une injonction à “faire toujours plus avec toujours moins”. Cette logique empêche souvent de produire un travail de qualité, ce qui est l’un des premiers facteurs de perte de sens.

À cela s’ajoutent des fragilités managériales structurelles :

  • des managers promus pour leur expertise technique sans formation au management,
  • un déficit d’écoute, de reconnaissance, de justice organisationnelle.

On observe aussi que les managers de proximité sont amenés à produire ces reportings, dans ce contexte de culture du chiffre plutôt que de prendre du temps pour transmettre un métier et d’encadrer leurs équipes. Et ils n’en ont pas le temps. Tout cela crée des environnements où le travail est “empêché”, pour reprendre une expression bien connue.

Enfin, le brown-out s’inscrit aussi dans un contexte plus large de questionnements collectifs sur le sens de notre action, de notre utilité sociale, de notre contribution. Le travail n’est pas isolé du reste de la société : il en est le miroir.

Les femmes sont-elles exposées différemment au brown-out, notamment dans les fonctions managériales ou à responsabilité ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Oui, et ce pour plusieurs raisons. Les femmes sont très présentes dans les métiers de la relation, du soin, de l’accompagnement, où le sens du travail est central. Or, elles se retrouvent souvent à devoir appliquer des décisions prises par d’autres, majoritairement des hommes. Ces décisions peuvent entrer en contradiction avec leur conception du “travail bien fait”.

Cela crée des conflits de valeurs puissants, d’autant plus difficiles à vivre qu’elles disposent parfois de peu de marges de manœuvre pour influer sur ces décisions.

Dans les fonctions managériales ou dirigeantes, on observe également que de nombreuses femmes accordent une importance particulière à la cohérence entre leurs valeurs personnelles, leur posture managériale et les pratiques de l’organisation. Lorsqu’un écart apparaît – sur le plan éthique, relationnel ou stratégique – il est souvent vécu de manière très intense, parfois brutale.

Dans vos accompagnements, quels types de conflits de valeurs observez-vous le plus souvent chez les femmes cadres ou dirigeantes ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Les conflits de valeurs que nous observons sont multiples. Ils peuvent concerner la stratégie de l’entreprise, sa culture réelle – et non celle affichée – la manière dont les décisions sont prises ou communiquées, ou encore les comportements de certains dirigeants.

Très fréquemment, ces femmes évoquent un sentiment d’injustice organisationnelle : écarts de rémunération ou de reconnaissance, plafonds invisibles, asymétries de pouvoir. On retrouve aussi des tensions fortes autour de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Ainsi que des relations interpersonnelles marquées par des jeux d’ego, de la compétition ou une forme de brutalité managériale dans laquelle elles ne se reconnaissent pas.

Ces conflits, lorsqu’ils s’installent dans la durée, deviennent de puissants déclencheurs de brown-out.

Vous montrez que certaines pratiques managériales alimentent directement la perte de sens. Quelles sont aujourd’hui les plus délétères ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Les pratiques les plus délétères sont bien connues, mais encore trop répandues : le micro-management, l’hyper-contrôle, le manque de confiance, le manque de reconnaissance, l’absence d’autonomie, le déficit d’écoute, la faible cohésion d’équipe. De même dans les phases de grandes transformations, le déficit de communication claire et sincère est source de doute, génératrice d’incompréhension voire de méfiance. Dans les situations les plus tendues, un discours de vérité est attendu. Ne pas le tenir est considéré comme un manque de respect et de sincérité. Cela constitue de véritables contre-valeurs.

À cela s’ajoutent des incohérences éthiques fortes : des discours qui prônent des valeurs, mais des actes qui disent l’inverse – ce fameux “faites ce que je dis, pas ce que je fais”. L’hypocrisie organisationnelle est un puissant destructeur de sens.

À l’inverse, quelles postures de leadership permettent réellement de redonner du sens au travail, au-delà des discours sur la “raison d’être” ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Redonner du sens suppose d’abord de reconnaître que le sens est multifactoriel. Il ne se décrète pas par une phrase inspirante affichée sur un mur.

Les leaders qui redonnent du sens sont ceux qui développent une capacité d’écoute profonde. Ils cherchent à comprendre ce qui fait sens pour leurs équipes, individuellement et collectivement. Ils rendent les collaborateurs acteurs des transformations, favorisent l’autonomie, la responsabilité, créent des espaces de dialogue authentique. Aussi, ils réfléchissent plus largement à l’impact de leur action.

Cela suppose aussi du courage managérial, de la transparence, une vraie cohérence personnelle. Le sens commence toujours par l’alignement du dirigeant lui-même, dans sa communication et son comportement.

Le sens au travail est parfois perçu comme un luxe ou une fragilité. Comment changer ce regard et en faire un véritable levier de performance durable ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Cette idée est très répandue, mais profondément erronée. On confond souvent le sens au travail avec l’utilité sociale d’un métier. Ou encore avec une quête réservée aux jeunes générations ou à des profils privilégiés.

En réalité, le sens au travail repose sur une vingtaine de facteurs différents : qualité du travail, reconnaissance, justice, autonomie, relations, cohérence, utilité perçue, etc. Et ces facteurs concernent tous les travailleurs, quels que soient leur âge, leur statut ou leur métier.

Depuis plus de trente ans, de nombreuses recherches en France et en Amérique du Nord montrent que le sens au travail est un puissant levier de santé, d’engagement. Mais aussi de performance individuelle et collective. Ce n’est ni un luxe ni une fragilité : c’est un enjeu stratégique.

Quels sont les signaux faibles du brown-out que les managers et les DRH devraient apprendre à repérer en priorité ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Les premiers signaux apparaissent souvent dans les enquêtes d’engagement ou de climat social. Mais au quotidien, on observe une baisse progressive de la motivation, un désengagement, une augmentation des arrêts de travail, une remise en question systématique des décisions de la direction, une nostalgie du “c’était mieux avant”.

Brown-out : quand le travail perd son sens - Étienne Desmet et Yohann Marcet (Ed. Eyrolles)
Brown-out : quand le travail perd son sens – Étienne Desmet et Yohann Marcet (Ed. Eyrolles)

Au niveau individuel, des changements de comportement sont importants à observer :

  • changement d’humeur,
  • gestes soudains de colère,
  • expressions verbales désabusées,
  • humour ironique et critique,
  • retards…

Tout ce qui paraît inhabituel chez une collaboratrice ou un collaborateur mérite d’être pris en compte et discuté en tête-à-tête. L’objectif est de comprendre pour éviter que cela ne dégénère.

La défiance vis-à-vis du management, la colère contenue, le cynisme sont aussi des indicateurs forts. Le livre propose justement une grille de lecture précise pour aider managers et DRH à repérer ces signaux avant qu’il ne soit trop tard.

Si vous deviez adresser un message clé aux dirigeantes et décideuses qui nous lisent, quel serait-il pour prévenir durablement le brown-out ?

Étienne Desmet et Yohann Marcet : Ne considérez pas la perte de sens comme un sujet secondaire ou “soft”. C’est un enjeu central de santé au travail et de performance individuelle et collective.

Formez-vous, interrogez votre propre posture, développez une écoute réelle de ce qui fait sens pour vos équipes. Et surtout, acceptez de faire évoluer l’organisation du travail, la vie d’équipe et les pratiques managériales en conséquence. Le brown-out n’est pas une fatalité, à condition de le prendre au sérieux.

N’hésitez pas non plus à demander à votre collaborateur.rice ou ce qu’il ou elle attend de vous en matière de sens. Loin de passer pour vulnérable, vous serez surpris de la confiance que vous générerez. Ce qui est indispensable pour réembarquer votre collègue. Ainsi que des idées qui émergeront pour améliorer durablement sa situation de travail et lui permettre de retrouver le sens.

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