Aujourd’hui, le travail est vécu de manière très ambivalente par les salariés français : à la fois idéalisé mais tout aussi abhorré, les sondages démontrent qu’il est malgré tout notre seconde priorité derrière la famille. Pierre-Eric Sutter, psychologue du travail et directeur de l’Observatoire de la vie au travail (OVAT), tente de changer notre regard sur notre vécu professionnel avec son livre « Réinventer le sens de son travail » aux éditions Odile Jacob.
« Réinventer le sens de son travail » est-il davantage une nécessité aujourd’hui ?
Pierre-Eric Sutter : Dans ma pratique professionnelle, je vois de plus en plus de gens qui ne comprennent plus vraiment le sens de leur travail. Avant, le travail était perçu comme une malédiction. Aujourd’hui, c’est totalement différent. Avec le mouvement d’individuation initié en mai 68, le travail est devenu constitutif de notre identité. D’ailleurs, lorsque l’on rencontre une personne, on lui demande d’abord son nom de famille, puis son travail. Cela fait écho à la hiérarchie des valeurs des Français, qui placent le travail après la famille. C’est pourquoi cette perte de sens touche autant la société. Avec ce livre, j’ai voulu adopter une posture différente en parlant du plaisir au travail non comme fin mais comme moyen.
En France, on a tendance à vouloir trouver du plaisir dans son emploi avant même de s’interroger sur nos motivations. Or, cela mène à une impasse, et c’est ainsi que deux Français sur trois sont frustrés au travail. Ce qu’il faut chercher, c’est de l’engagement dans quelque chose qui nous plaît et nous motive pour développer nos compétences, et c’est ainsi que l’on donnera du sens à notre action.
Dans votre ouvrage, vous insistez sur l’ambivalence française : à la fois on idéalise beaucoup le travail, et dans le même temps, de nombreux travailleurs se disent insatisfaits. Est-ce une spécificité française ?
Pierre-Eric Sutter : Dominique Méda, auteure de « Réinventer son travail » ‒ preuve que la thématique est d’actualité ‒, a fait une méta-analyse sur des données européennes, et oui, il semblerait que cela soit une spécificité française. En France, on a un fort niveau de bien-être matériel. Objectivement, même s’il y a du chômage, on devrait être heureux, mais ce n’est pas le cas, et notamment au travail. Nous sommes parmi les plus pessimistes au monde, et les moins satisfaits au quotidien. Pourquoi ? Car le bonheur revêt une part symbolique, et pas uniquement matérielle.
Dans l’univers du travail, nous nous sommes rendus compte de ce paradoxe : à la fois, les Français sont insatisfaits, et pour autant, le travail demeure un vrai idéal, mais de plus en plus inatteignable. Ce que je constate souvent, c’est que les Français aiment le travail, mais que le travail ne les aime pas. Cela démontre tout de même quelque chose de positif : le potentiel d’investissement des Français ne faiblit pas. Il faut donc travailler sur la façon dont les Français pensent le travail, et ressentent le travail. L’idéal est de parvenir à penser idéalement le travail, et à le ressentir positivement. Aller vers cette congruence, c’est l’objectif de ce livre !
Quelle est votre méthode ?
Pierre-Eric Sutter : Au travail, il faut d’abord naître, et trouver un objet de travail en conformité avec le travailleur que nous sommes. Pour un même travail, chacun va avoir un ressenti différent, ce qui démontre bien cette dialectique. Dans la mesure du possible, il ne faut pas prendre le premier job qui nous tombe sous la main. Le chômage, c’est une épreuve dont on peut sortir grandi si l’on effectue un travail d’introspection. Quand on a un emploi, il faut s’interroger tous les jours sur ce qui se passe dans notre travail, et si cela colle à notre projet professionnel.
Ensuite, il faut connaître son objet de travail. Par exemple, parfois, certains des ordres de notre hiérarchie manquent de sens, comme lorsque l’on nous demande d’être créatifs sans sortir du process. Il faut donc être capable d’identifier soi-même ce manque de sens pour savoir où l’on va.
Il faut aussi se connaître soi-même pour avoir une projection dans l’avenir, et devenir ce que l’on a envie de devenir. Autrement, nous demeurons le jouet de nos passions et des événements, et nous subissons les choses.
Enfin, l’être humain doit se reconnaître lui-même dans son travail, mais aussi être reconnu par les autres. A l’observatoire, on s’est rendu compte que le manque de reconnaissance était la première source de stress des travailleurs. Bref, si l’on ne réfléchit pas, on ne pourra jamais trouver de sens à notre travail, et établir une trajectoire professionnelle. C’est donc important d’être orienté, d’avoir de la signification, et une finalité dans notre travail.
Concrètement, comment mener cette réflexion ?
Pierre-Eric Sutter : Pour nous aider à réfléchir, le bilan de compétence demeure pour moi le meilleur outil. L’homme ne peut pas regarder lui-même son propre psychisme, il a besoin d’être aidé. Pour avoir accompagné des milliers de gens, on se rend compte qu’il y a toujours une pépite chez les personnes qui se sous-évaluent. On a par exemple tendance à beaucoup se brider sur nos hobbies et passions, alors que cela peut déboucher sur une reconversion. Dès que l’on retrouve un noyau de motivation, l’homme peut faire des merveilles. Si les choses sont difficiles, c’est parce que l’on n’ose pas, et pas l’inverse.
Dans « Réinventer le sens de son travail », vous évoquez notamment le cas des TPE où il ferait bon vivre. En quoi ce modèle est-il plus propice à l’épanouissement professionnel ?
Pierre-Eric Sutter : L’homme est un être fondamentalement libre, et on comprend pourquoi le statut d’auto-entrepreneur attire de plus en plus de Français. Même si tout le monde ne peut pas devenir son propre patron, il faut reconnaître que le modèle est le summum de l’épanouissement professionnel. On travaille, on donne des coups de bourre, mais on ne peut pas s’épuiser soi-même à la tâche. On prend des risques mais la récompense en cas de réussite est démultipliée.
Quant au modèle des TPE, on peut le définir ainsi : transparence, proximité, enthousiasme. D’un côté, le dirigeant voit mieux ce qui se passe dans ses équipes, et de l’autre, le salarié est plus épanoui car il reçoit la reconnaissance immédiate du patron ou du client. En cas de problèmes, on crève également plus facilement l’abcès. Pour autant, faut-il fragmenter les grandes entreprises ? Non, car elles ont un effet d’inertie plus grand. En revanche, elles doivent s’inspirer de l’esprit des TPE dans leur management en remettant l’humain et l’individu au centre.