La propagation du Covid-19 frappe l’industrie du luxe et de la mode de plein fouet. Selon une étude du cabinet Boston Consulting Group, les ventes de ces deux secteurs pourraient chuter de 25 à 30% par rapport à 2019.
Mais la crise économique et sanitaire pourrait également avoir des répercussions de long terme sur les tendances de consommation et le rapport au monde du luxe.
Isabelle Chaboud, Grenoble École de Management (GEM)
Un secteur aujourd’hui à l’arrêt
Les principales maisons de luxe ont réalloué leur outil de production pour réaliser des gels hydroalcooliques (LVMH, Hermès), fabriquer des masques et sur-blouses (Kering, Chanel, Louis-Vuitton). Elles ont également décidé d’apporter un soutien financier aux services de santé et à leur salariés.
En outre, certaines entreprises, comme Hermès, ont proposé une réduction du dividende versé aux actionnaires, la suppression des augmentations des rémunérations des gérants, ou encore une baisse des rémunérations des dirigeants, à l’image de Bernard Arnault (LVMH) qui a annoncé le 16 avril qu’il renonçait déjà à deux mois de salaire.
Au-delà de ces mesures immédiates, les entreprises du luxe n’ont d’autre choix que de repenser leurs stratégies pour affronter une crise plus sévère pour le secteur que la crise financière de 2007.
D’après Javier Seara, associé au sein du Boston Consulting Group, les ventes pourraient plonger de 65 à 80 % en mars et avril 2020 par rapport à 2019 avant de rebondir en fin d’année. Selon la firme américaine, l’impact ne sera pas le même dans tous les pays. L’Europe sera beaucoup plus durement touchée : l’Europe de l’Ouest pourrait afficher une chute de 30 à 40 %, l’Europe du Nord de 32 à 38 %, l’Amérique du Nord de 23 à 34 % et la Chine de 24 à 30 %.
La baisse des ventes s’explique tout d’abord par une difficulté à écouler les stocks de la saison printemps-été 2020. Si en Chine certaines maisons ont pu réaliser des ventes en ligne (notamment grâce à l’application WeChat), toutes n’ont pas nécessairement déployé leur stratégie omnicanale ou ne peuvent assurer les livraisons.
En Europe, où le confinement est arrivé plus tard, la fin du tourisme chinois, la fermeture des magasins, la baisse ou l’arrêt de fréquentation des grands magasins vont avoir des effets désastreux sur les niveaux de stocks en fin d’année et sur les revenus. Aux États-Unis, la même tendance se profile et des faillites sont à craindre (Neiman Marcus, JC Penney)
Selon une étude du cabinet de conseil Mc Kinsey & Company, 40 % de la production mondiale des produits de luxe est réalisée dans des usines italiennes. Or, ces dernières, souvent des petites et moyennes entreprises familiales, sont pour l’instant toujours à l’arrêt.
Comme les grandes marques de luxe produisent encore largement dans leur pays d’implantation d’origine ou à proximité, l’Europe avec ses principaux sites de production en France et en Italie est particulièrement frappée.
Une nouvelle ère pour le luxe ?
À plus long terme, des changements significatifs sont à envisager. Voici les cinq tendances principales que nous entrevoyons :
1. Une accélération du développement du digital
Face à la fermeture des magasins, le seul moyen d’écouler les stocks sera de proposer un service en ligne avec une expérience client irréprochable depuis la mise en avant de l’offre de produits jusqu’au paiement sécurisé et la livraison. Les groupes de luxe devront être capables d’attirer beaucoup plus de clients (au moins temporairement) sur leurs plates-formes digitales et créer un nouveau parcours client.
À court terme, s’ils ne disposent pas déjà de leur propre plate-forme, certains groupes pourront avoir recours à des places de marché existantes ou « marketplaces » (c’est-à-dire des sites Internet marchands gérés par un tiers fournissant des biens ou services), par exemple Farfetch.
Mais ils devront aussi travailler sur leurs propres canaux de vente en ligne afin de maîtriser totalement l’expérience client et préserver leur image de marque. Cela passera par des initiatives innovantes, telles la création de magasins virtuels éphémères ou « pop-up shops », comme certains acteurs l’ont déjà fait sur WeChat.
2. Une explosion probable du marché de seconde main
Avant la crise du Covid-19, les cabinets de conseil BCG et Altagamma prévoyaient que le marché de seconde main, estimé à 22 milliards d’euros en 2018, progresserait de 12 % d’ici 2021. L’émergence des considérations éthiques et écologiques chez les consommateurs constitue ainsi une perspective favorable pour des sites comme Vestiaire Collective, fondé en France et devenu l’un des plus gros sites de vide-dressing mondial.
En période de difficultés financières, les clients devraient se tourner encore davantage vers ces biens d’occasion. Les consommateurs disposant d’articles de luxe et ayant besoin de liquidités proposeront leurs articles à la vente, étoffant ainsi l’offre, ce qui pourrait stimuler la demande. Cette tendance semble même prendre de l’ampleur à Hongkong.
3. Une évolution du comportement des consommateurs vers un luxe plus responsable
Le phénomène d’achats de rattrapage (revenge spending en anglais) observé en Chine, notamment lors de la réouverture le 11 avril du magasin Hermès de Canton – qui aurait réalisé 2,7 millions de dollars de chiffre d’affaires sur une seule journée – va-t-il se généraliser dans les autres pays ?
Même s’il est trop tôt pour tirer des conclusions, l’exemple d’Hermès est toutefois intéressant. On peut y voir l’attrait pour un luxe plus intemporel et pour une maison engagée éthiquement. Une aspiration déjà relevée avant le début de la pandémie et en particulier auprès des millenials (c’est-à-dire les personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990) dont 64 % seraient influencés par le développement durable dans leur comportement d’achat.
Néanmoins, avec la perte de ressources financières de certaines professions, une partie des clients pourrait réduire ses achats, forçant peut-être les maisons à revoir le nombre de produits et de collections proposées chaque année. Enfin, les consommateurs pourraient reconsidérer la notion de possession et se tourner davantage vers les services de location.
4. La fin des budgets astronomiques consacrés aux dépenses de communication et relations publiques
Nous pensons que les marques reverront leur façon de communiquer. Par exemple, les fashion weeks telles qu’existantes (et dont les éditions programmées en juin ont été annulées à Paris et Milan) devraient être revisitées. Les expériences virtuelles qui seront organisées à la place pourraient notamment se développer.
Dans les prochains mois, l’organisation des grands rassemblements restera en effet limité. De plus, face à la crise, il nous semble évident que les groupes devront faire des économies et que les budgets de communication et événementiel seront les premiers impactés.
5. De nouvelles concentrations sectorielles
Avec les difficultés financières, beaucoup d’acteurs et en particulier les plus petits, deviendront des cibles plus abordables. Les acteurs les plus solides financièrement comme LVMH, Kering ou Chanel auront sans doute la possibilité de racheter des concurrents, des sous-traitants voire des fournisseurs.
Face aux effets durables de la crise et tenant compte des tendances de consommation observées, des changements en profondeur de l’industrie sont à prévoir. La concentration dans le secteur du luxe va s’intensifier, le virage vers le digital deviendra absolument crucial, et des efforts en matière de développement durable seront attendus par les consommateurs. Les nouveaux modèles économiques liés à la seconde main et à la location de biens de luxe devraient ressortir gagnants.
Cette crise qui nous force tous à mettre sur pause nos comportements d’achat pourrait faire entrer l’industrie du luxe dans l’ère du « slow luxury » et provoquer une vraie prise de conscience en matière d’économie circulaire.
Isabelle Chaboud, Professeur associé d’analyse financière, d’audit et de risk management – Directrice de Programme pour le MSc in Fashion Design & Luxury Management, Grenoble École de Management (GEM)
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