Redonner le goût de la lecture aux enfants, révolutionner ce vieil objet “livre, c’est le projet de Bugali et de sa co-fondatrice, Emmanuelle Duez qui vient de remporter le Business O Féminin Awards 2024 dans la catégorie #Impact. Rencontre.
Quelle est la vision qui a guidé la création de Bugali ? Pouvez-vous nous parler des valeurs et des objectifs fondamentaux de votre entreprise ?
Emmanuelle Duez : L’ambition de Bugali était de réussir à proposer quelque chose de merveilleux autour du livre en allant chercher le meilleur de la modernité, mais sans sacrifier cet objet d’héritage, de tradition et de transmission central qu’est l’ouvrage en papier.
Une deuxième ambition très forte, c’est de donner le goût du livre dès le plus jeune âge, avant même que l’enfant ne sache lire, pour faire du livre le compagnon d’éveil des enfants. Grandir en compagnie d’un livre, permet d’être exposé à un certain nombre de mots de vocabulaire rares ou courants et c’est grâce à ces mots que nous pouvons nous représenter le monde, et donc agir. Le livre est le premier critère de déterminisme social. Grandir en compagnie d’un livre va déterminer l’adulte que vous allez devenir ou pas. Donner le goût du livre dès le plus jeune âge, avant même que l’enfant ne sache lire, lui permettre d’explorer les livres avec les doigts puisque c’est le premier sens qui se développe, et proposer un usage de lecture à la fois révolutionnaire et merveilleux tel est l’ambition de Bugali.
Sur la console, nous proposons des ouvrages issus des 15 plus grandes maisons d’édition française. Ils sont mis en scène, augmentés, interprétés par des metteurs en scène, musiciens et comédiens en langue française et en langue anglaise. L’excellence est notre exigence et elle se mesure dans notre quête d’avoir les meilleurs comédiens, les interprétations les plus poussées, les références les plus riches, les bandes sonores composées exprès les plus fantastiques… Il y a un ouvrage par exemple où le son a été réalisé par Nicolas Baker, le sound designer de Sound of Metal & Gravity qui a eu l’Oscar du son. Là encore, il y a cette recherche d’excellence parce que le spectre auditif des petits se referme vers 7 ans, c’est donc avant qu’il faut leur faire écouter toutes les merveilles du monde.
Nous retrouvons ce souci d’excellence également dans la pluridisciplinarité. Avec un produit aussi complexe que Bugali, nous avons besoin d’ingénieurs, d’électroniciens mais également de designers, de directeurs artistiques d’illustrateurs, d’écrivains, de data scientists, de développeurs… Nous avons des profils extraordinaires dans la boîte, des gens qui écrivent des chansons et des gens qui composent des musiques, des gens qui font des bruits de tout, et des gens qui travaillent sur circuits imprimés.
Quels ont été les défis et les moments clés lors du lancement de Bugali ? Avez-vous rencontré des obstacles industriels notamment ?
Emmanuelle Duez : Les obstacles et les défis, c’est tous les jours. Au début, nous avons eu des défis technologiques purs : Comment rendre le papier tactile, comment repérer la page sur laquelle nous sommes sur le livre, comment permettre de capturer le plus d’usages, de touchés d’enfants de 1 an et demi à 8 ans en sachant qu’ils n’ont pas du tout la même pratique. Sur l’aspect cognitif, nous devions être le plus proche possible des réflexes naturels d’un enfant pour que Bugali soit la continuité de leurs doigts et de leur fantaisie, et non pas un effort supplémentaire. Cela nous a pris 4 ans de recherche & développement.
La phase d’industrialisation a été très difficile aussi car c’est un produit totalement nouveau. Il a fallu concevoir une chaîne de production, des machines ont été imaginées à façon pour le produit Bugali. Nous avons eu des sujets de plastique, d’électronique, de composants… Dans la phase industrielle, nous avons également été très victimes de la pandémie qui a fait exploser les délais de livraison de certains composants. Il y a presque 350 composants pour constituer la console et certains avec un délai de livraison de plus de 1 an ! Et je passe sur la raréfaction de certains composants pendant le COVID.
La troisième difficulté, c’est l’aspect financier. Bugali est ce qu’on appelle un “moonshot project”, c’est-à-dire un projet très ambitieux qui vise à révolutionner la lecture, sujet mondial et d’intérêt général dans un contexte de guerre menée aux écrans. Nous avons envie d’exposer nos enfants à des contenus de choix pour qu’ils soient des humains épanouis et des citoyens avertis. Des projets ambitieux et industriels comme celui-ci sont très difficiles à financer en France. Il faut des Business Angels immensément courageux car il y a une part de risque important. Dans l’investissement tous les fonds nous ont dit : “hard is hard”. Autrement dit, on ne finance pas vraiment de hardware en France, et encore moins en phase d’amorçage. Cela a été la difficulté majeure.
Quels sont les objectifs à long terme de Bugali en termes d’impact social ? Comment mesurez-vous le succès de votre entreprise sur cet aspect ?
Emmanuelle Duez : Notre ambition est mondiale, c’est un projet qui n’a de sens que s’il est très mass market. Notre défi : toucher plus d’1 million d’enfants d’ici à 2026, ce qui passe nécessairement par l’international.
Pour mesurer notre impact, nous avons 3 protocoles de mesure. Le premier vise à mesurer très finement le temps d’attention d’un point de vue quantitatif, mais également la qualité de l’attention passée en compagnie d’un livre. Les premiers tests sont extrêmement concluants avec 45 minutes d’attention sur un livre. Ce qui est génial puisque cela montre que notre vrai concurrent sur le marché sont les consoles de jeux.
Deuxième élément de mesure de l’impact : la sensibilisation aux langues étrangères. Tous les ouvrages sont en langue française et en langue anglaise. Bugali a un Business Model de plateforme, nous avons vocation à accueillir beaucoup de livres et beaucoup de langues.
Troisième élément, c’est l’exposition à un nombre de mots de vocabulaire rares et pouvoir le mesurer. Nous essayons de mettre un maximum de mots exceptionnels dans les livres afin d’exposer les enfants dès l’âge de 2 ans à un large vocabulaire.
Pouvez-vous nous parler du processus de recherche et développement, de design et de prototypage chez Bugali ? Comment l’intégrez-vous dans la conception de vos produits ou services ?
Emmanuelle Duez : Nous avons réalisé des prototypes pendant 4 ans. Au total nous avons eu 4-5 prototypes avant d’atterrir sur ce qui est aujourd’hui la console Bugali qui évoluera évidemment dans le futur.
Sur la partie design, nous sommes accompagnés par deux partenaires exceptionnels que sont Kickmaker et Sismo Design, des designers produits et des professionnels de l’industrialisation.
Vous avez effectué des levées de fonds pour soutenir le développement de Bugali ? Pouvez-vous nous en dire plus sur cette expérience et sur les défis que vous avez rencontrés ?
Emmanuelle Duez : La partie financière, c’est le nerf de la guerre pour une entreprise comme Bugali. On peut faire des Business Plan, mais on ne peut pas anticiper en amont les difficultés industrielles, la pandémie, l’attraction sur le marché… Le temps vient toujours compromettre ces Business Plans. Une aventure hardware, c’est une aventure dans le temps : à la fois dans la phase de conception, d’industrialisation, mais également de persuasion du marché. Surtout quand on présente une révolution en termes d’usage.
Un livre que l’on touche et qui se réveille, ça n’existe pas, donc il faut faire comprendre cet usage totalement nouveau. Quand un client teste Bugali, il l’achète immédiatement mais pour expliquer cet usage, c’est beaucoup plus compliqué. Toute cette temporalité, tous ces défis qui sont les nôtres, qui sont les défis de l’entreprise prennent du temps et le temps, c’est de l’argent.
Nous avons levé de l’argent auprès de Business Angels relativement peu nombreux, moins d’une dizaine, mais tous très courageux. Ils partagent avec nous la vision très ambitieuse de l’éducation, du livre et de l’expérience de lecture pour nos enfants demain. Nous sommes de nouveau en levée le fonds actuellement, puisque l’argent sur des aventures industrielles, c’est le fioul qui permet d’atteindre le moment où l’attraction est avérée, et où le business peut commencer à s’équilibrer. Mais il est illusoire de se dire que sur des projets comme celui-ci, nous serons rentables en année 1.
Nous avons parfois des batailles idéologiques sur ce qu’est l’entrepreneuriat et je pense notamment à ces levées de fonds gigantesques sur des boîtes softwares où personne n’a jamais attendu un équilibre du modèle. Cela a été le monde de la tech de ces 10 dernières années et je pense que cela a fait beaucoup de mal. Cela explique une partie des précautions et de la fébrilité de l’écosystème financier tech aujourd’hui.
Comment votre réussite en tant que femme entrepreneure peut-elle inspirer et encourager d’autres femmes à se lancer dans l’entrepreneuriat ou à poursuivre leurs ambitions professionnelles ?
Emmanuelle Duez : Je n’estime pas avoir réussi à ce stade, néanmoins, nous avons parcouru un long chemin depuis 5 ans. Je suis une femme entrepreneure dans le monde industriel et dans le monde culturel qui sont deux univers difficiles à pénétrer. Le secteur industriel n’est pas un territoire de prédilection pour la gente féminine, notamment en tant qu’entrepreneure. Quant à la culture, c’est un univers assez fermé et peu enclin à des innovations, surtout quand on touche à l’objet « livre ».
Mais rien n’est impossible ! Sur la base d’un rêve, on peut fédérer et avec beaucoup de travail, on peut transformer l’essai. Ce qui est important pour moi, c’est que nous n’arrivons rien à accomplir de grandiose seul. Sans mon associé François, il n’y aurait pas de Bugali. Et c’est bien la complémentarité de nos deux générations et personnalités qui fait la puissance du projet, et la singularité de notre entreprise. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de tandems homme-femme avec des dizaines d’années d’écart à la tête des boîtes françaises.
J’ai 3 enfants, et donc ça aussi, c’est un message important. On peut avoir de grands rêves et des projets extrêmement ambitieux, et ne pas sacrifier qui l’on est et nos rêves personnels. C’est-à-dire pour moi mes petites. C’est un message très important. J’ai renoncé à certaines choses, mais je n’ai pas renoncé à l’essentiel ! Et je n’ai certainement pas renoncé à qui j’étais.
Pour conclure, je pense que l’entrepreneuriat c’est une vision et de l’abnégation. C’est du travail et c’est aussi l’humilité de s’entourer de gens plus forts que soi… Savoir courber l’échine et bomber le torse quand il le faut, mais ne jamais renoncer à ses rêves et à son niveau d’exigence. C’est cela l’entrepreneuriat et cela peut attirer tous les profils du monde !