Femmes cadres et crise sanitaire : une indépendance fragilisée et des normes de genre persistantes

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Une étude réalisée par Nathalie Clavijo, enseignante-chercheuse à NEOMA Business School et Ludivine Perray-Redslob, professeure associée en finance et comptabilité à l'EM Lyon montre comment la crise sanitaire actuelle a révélé la fragilité de l'indépendance et de l'émancipation des femmes cadres et a mis en lumière la persistance des normes de genre dans la prise en charge du travail du care dans les familles hétérosexuelles.

L’étude s’est construite à la fois sur une ethnographie en suivant les communautés « online » de parents (Groupes WhatsApp, Facebook) et sur 10 entretiens complétés par des échanges informels avec des parents issus de l’entourage des co-autrices. L’étude est aussi basée sur une partie auto-ethnographique dont les autrices assument « totalement le côté subjectif ». Elle concerne des femmes cadres, occupant diverses fonctions (chercheuses, entrepreneuses, directrices marketing et responsables recherche et développement, etc.) en couple hétérosexuel, avec enfants.

Des normes de genre internalisées

Plusieurs constats ont émergé de cette étude. Premièrement, elle montre que pendant le confinement, malgré le fait que les deux partenaires étaient à domicile, c’était toujours la femme dans le couple qui assurait seule le travail de care. Les autrices de l’étude expliquent que cela est dû à une internalisation des normes de genre qui empêchent les femmes de déléguer ce travail de care même quand elles en ont la possibilité. Les normes de genre, socialement construites et mises en place structurellement, ont su faire croire aux femmes que ce travail du care était inné chez elles, si bien que la plupart développent maintenant un sentiment de culpabilité si elles décident de faire passer leur vie professionnelle ou leur propre bien-être avant celui de leurs enfants et de leur conjoint. 

En temps normal, certaines femmes cadres ne s’en rendent pas compte car l’existence de services publics de garde d’enfants est devenu un acquis”, rappelle Nathalie Clavijo, mais dès que l’on efface cela, la problématique de l’équilibre entre vie professionnelle et familiale réapparaît pour les femmes cadres. Les témoignages recueillis mettent aussi en avant l’épuisement que cette situation génère, surtout que le confinement, et maintenant le télétravail, est venu effacer la séparation entre vie professionnelle et personnelle.

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Pour Nathalie Clavijo, cette “hybridation totale des deux sphères est dangereuse” surtout pour les femmes. Elle-même témoigne: “Parfois nous devions terminer une réunion zoom et tout de suite reprendre notre rôle de maman sans aucune transition. Cela peut être très violent émotionnellement et psychologiquement.”

Une flexibilité non-choisie

D’autre part, l’étude prouve aussi que depuis le déconfinement, l’activité professionnelle de l’homme étant vue comme prioritaire, et cela même si la femme gagne plus d’argent que son mari, c’est donc lui qui est retourné plus rapidement au bureau et qui a repris sa vie « normale » sans devoir faire de concessions ou devoir allier vie professionnelle et vie parentale alors que les crèches et les écoles n’avaient pas encore rouvert. A l’inverse, les femmes cadres ont dû elles, user de la « flexibilité » de leur emploi, facilité par le télétravail , pour assurer le travail de care et prendre en charge les enfants (garde, suivi des devoirs…).

Dans un article pour The Conversation, les autrices de l’enquête expliquent qu’en “l’absence de structure pouvant accueillir leurs enfants, ces femmes maximisent leurs possibilités de télétravail jusqu’à la rentrée de septembre 2020.” Elles leur confient “qu’elles se sentent « confinées » dans leur foyer, malgré le déconfinement, et qu’elles craignent de ne pas réussir à subir cette situation plus longtemps. » Prisonnières d’une flexibilité qui se transforme en non-choix, ces femmes sont contraintes de livrer un combat permanent pour maintenir équilibre professionnel et familial. 

Le rôle des congés parentaux

Même si elle avoue ne pas avoir de solutions miracles à cette problématique globale, Nathalie Clavijo pense qu’il y a tout de même quelques pistes à suivre. Tout d’abord, au niveau légal, la chercheuse estime que « pour égaliser la prise en charge du care, il faudrait égaliser les congés de maternité et de paternité. » Trop souvent, cette inégalité face à la parentalité influence les décisions d’embauche des managers et l’avenir professionnel des femmes.

On peut en effet imaginer que « les appréhensions que peuvent avoir les entreprises à embaucher des femmes autour de 30 ans seraient peut-être réduites par le fait qu’un homme puisse lui-aussi disparaître pendant plusieurs mois » si il devient père. Cela permettrait aussi de déconstruire l’idée selon laquelle seule les femmes seraient capables d’élever un enfant.  

Les normes de genre en entreprise 

Puisque l’étude s’intéresse aux femmes cadres, le rôle que jouent les entreprises dans le maintien des normes de genre n’est pas à négliger. Là aussi, Nathalie Clavijo estime que le chemin à parcourir est encore long car, même si les managers d’entreprises du CAC-40 sont maintenant sensibilisés à la question de l’égalité professionnelle, l’accent est souvent mis sur l’idée de performance. Les femmes sont donc présentées comme des atouts car elles possèderaient des qualités dites « féminines » comme la bienveillance ou la capacité d’être à l’écoute ce qui justifie donc de les embaucher.

Pour l’enseignante-chercheuse, ce discours est dangereux puisqu’il « renforce les stéréotypes de genre de façon alarmante ». Elle regrette le manque de travail en entreprise sur  « la conscientisation du genre comme une construction sociale ». Pour elle, le but serait que les managers réussissent « à dépasser ces constructions sociales pour penser les salariés différemment. » 

Pour ce faire, Nathalie Clavijo souhaite, avec ses collègues de la NEOMA Business School, sensibiliser “les managers de demain” à travers des cours qui abordent les problématiques de discrimination, d’inégalités et de normes. La chercheuse interviendra sur les questions de genre en entreprise dans un nouveau cours mis en place depuis la pandémie intitulé “La Comptabilité pour le bien-commun“.

Vers une revalorisation du care dans sa globalité

Évidemment cette problématique n’est pas nouvelle. Habituellement, les femmes cadres parviennent à “masquer voire à nier” ces normes de genre “grâce à ces structures (écoles, crèches, etc.) aidant leur émancipation” ou en déléguant le travail du care à d’autres femmes souvent précaires et racisées. Lorsque ces structures ou ces aides extérieures ne fonctionnent pas, comme c’était le cas lors du confinement ou depuis le déconfinement, l’activité professionnelle des femmes cadres est directement affectée puisqu’elle est mise entre parenthèses pour pouvoir assurer le travail de care.

L’étude nous rappelle que cela est à la fois dû à une intériorisation des normes de genre par les femmes et à une organisation structurelle inégalitaire. L’indépendance des femmes cadres découle donc plutôt de la prise en charge du care par d’autres femmes plutôt que de l’appropriation du care par les hommes dans les couples hétérosexuels et ne repose donc pas sur une réelle déconstruction des normes de genre.

La crise sanitaire a aussi mis en lumière le fait que les métiers du care restent des métiers largement féminisés et souvent précaires (infirmières, aides-soignantes, « nounous ») et que le travail effectué dans la sphère privée n’est toujours pas considéré comme un travail en tant que tel et n’est donc pas valorisé. Nathalie Clavijo pense donc qu’il est urgent de revaloriser “les métiers d’utilité sociale”, pas seulement symboliquement, “mais aussi en termes de rémunération pour qu’aussi, dans l’inconscient collectif, le care à la maison ait une valeur. »

Les femmes concernés par l’étude “occupent des postes prestigieux et bénéficient d’une indépendance financière.” Mais cela n’est pas suffisant pour assurer une réelle émancipation. Pour cela il faudrait que “les normes de genre qui sont à l’origine de ces inégalités” soient “comprises et expliquées pour que l’égalité puisse être (re)pensée.

Amélie Tresfels

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