D’agent secret à reine de la cybersécurité, itinéraire d’une fonceuse née

Éléna Poincet
Après 12 années dans l’armée et 14 à la DGSE dans les services d’élite, elle est aujourd’hui à la tête de l’une des futures licornes françaises. En série A, son entreprise TEHTRIS a levé 20 millions, un record mondial dans le domaine de la cybersécurité ! Récompensée du Bold Woman Award de Veuve Clicquot, Éléna Poincet est une femme intrépide qui force l’admiration. Interview.

Comment devient-on femme agent secret, qui plus est il y a deux décennies ? Éléna Poincet

Éléna Poincet : En fait, il y a deux mondes. Celui des civils, et celui des militaires. J’ai toujours été extrêmement active et très physique, je voulais donc être sur le terrain. Je n’avais qu’un seul objectif : intégrer les troupes d’élite. Lorsque je me suis engagée dans l’armée en 1984, c’était la première année où la formation était ouverte au personnel féminin. Lors de ma première affectation en Allemagne, mes supérieurs ont d’abord cru qu’il y avait erreur. Il y a même eu une enquête pour vérifier que j’étais à la bonne place. Cela a été rude mais très formateur. Mais comme je suis quelqu’un de très organisé et de stable, j’ai simplement fait mon travail le plus consciencieusement possible pour que l’on n’ait rien à me reprocher. Bien sûr, il fallait montrer beaucoup plus qu’un homme ! Après l’armée, j’ai intégré la DGSE. Là encore, j’étais sur le terrain dans les troupes d’élite. 

Lorsque vous étiez à la DGSE, vous viviez une double vie. Comment garder la tête froide dans cette existence “clandestine” ? Éléna Poincet

Éléna Poincet : Mon mari savait où je travaillais mais rien de plus. Le reste de mon entourage me pensait encore dans l’armée. Dans tous les cas, je devais être disponible 24H sur 24. C’est-à-dire que je partais travailler le matin, et je ne savais pas forcément si je rentrais chez moi le soir. C’est certain qu’il faut avoir la tête froide pour passer d’un 5 étoiles lorsque l’on est en mission à la routine de la maison. Ou inversement, retrouver le confort après un mois passé en planque à dormir sous un sapin ! Mais toutes les personnes qui s’engagent dans cette vie sont parfaitement conscientes de cela. Ce qui nous anime, c’est l’engagement pour notre pays.

De toutes ces années passées dans l’armée et la DGSE, qu’est-ce qui vous sert aujourd’hui le plus dans votre vie d’entrepreneure ? Éléna Poincet

Éléna Poincet : Ma capacité à jauger le risque, et donc à en prendre tout en gardant une forme de sécurité. C’est certain, nous n’avons pas tous la même appétence au risque. De mon côté, elle est élevée !

Mini Guide Entrepreneuriat

Votre vie a basculé vers l’entrepreneuriat quand vous avez rencontré Laurent Oudot, un hacker éthique de renommée internationale. Racontez-moi…

Éléna Poincet :  Laurent était aussi la DGSE. Nous nous sommes rencontrés en 2009. C’est là que nous avons décidé de monter ensemble notre propre entreprise en 2010. Laurent est tombé dans la cybersécurité à l’âge de 9 ans, quand il a eu son premier ordinateur en 1984. Il a commencé à craquer des jeux, et c’est aussi un grand mathématicien et joueur d’échecs. Il a appris seul tout au long de sa vie. De mon côté, je ne suis pas ingénieure de formation. Mais cela fait maintenant 12 ans que je travaille dans la cybersécurité, et je peux dire que je sais de quoi je parle.

Comment TEHTRIS a évolué au fil des années ? Éléna Poincet

Éléna Poincet : Au démarrage, nous faisions du conseil et des tests d’intrusion. Rapidement, nous avons voulu passer au niveau supérieur. Nous sommes partis d’une feuille blanche pour créer notre solution de cybersécurité qui lutte contre la cybersurveillance et le cybersabotage. Nous avons donc dû rapidement embaucher des ingénieurs. En 2013, notre solution sortait pour neutraliser en temps réel et sans intervention humaine une demande de rançon. A ce jour, c’est encore la solution que nous vendons le plus. Nous sommes les seuls en Europe à avoir une technologie de cette ampleur basée sur le deep learning. 

En 2018, nous avons à nouveau dû prendre un nouveau virage. Jusque là, nous vivions sur nos fonds propres et on investissait en permanence. Puis les Américains et les Israéliens sont arrivés sur le territoire français avec une solution semblable à la nôtre. C’est là que nous avons levé des fonds et finalisé notre levée en série A en novembre 2020 pour passer à l’étape supérieure. 

Vous êtes la seule société européenne à proposer de tels services, pourquoi c’est si important pour notre sécurité nationale ?

Éléna Poincet : C’est essentiel car lorsque l’on achète du software ou hardware étranger, on ne sait pas ce qu’il y a dedans. Le problème, c’est que le matériel informatique ou encore les systèmes d’exploitation que nous achetons ne sont pas tricolores ni même européens. Notre but est de placer un drapeau européen pour protéger les sociétés de tout comportement malveillant vis-à-vis des employés ou de la compagnie. Nous voulons nous assurer que les “agents” que nous plaçons dans les machines soient de confiance. 

Votre comex est à 75% féminin, cela doit être rare voire unique dans le monde de la cybersécurité. Qu’est-ce que cela apporte à votre société ? Éléna Poincet

Éléna Poincet : En fait, nous ne pensons pas en termes de quotas, mais plutôt sous le prisme de l’égalité, la complémentarité et l’unité. Nous n’avons rien calculé. De manière générale, nous avons 30% d’employées dans la société, je trouve que c’est le seuil minimum pour sentir que l’on bascule dans un autre fonctionnement. Je m’assure qu’il y ait de la mixité dans toutes les équipes, même si dans nos métiers directement liés à la cybersécurité, c’est plutôt entre 5 et 11%.  

Que diriez-vous à la gent féminine pour l’attirer davantage dans les métiers de la cybersécurité ?

Éléna Poincet : Notre métier donne du sens aux jeunes, et par-delà, à tout le monde. Nous sommes dans la protection de l’autre. Il faut bien comprendre que la cybercriminalité est une nouvelle forme de guerre. Ces sociétés sont organisées comme des multinationales, avec des services RH, une direction financière. Elles sont très puissantes et peuvent mettre KO une société et créer du chômage à large échelle.

TEHTRIS est taillée pour devenir l’une des futures licornes françaises. Qu’est-ce qui selon vous fait la différence pour passer à une telle échelle ? Éléna Poincet

Éléna Poincet : Pour nous imposer, il faut passer à l’échelle internationale. C’est pourquoi nous allons partir sur une série B. Nous voulons compter entre 1000 et 2000 salarié.e.s dans nos effectifs. Pour moi, la création d’emploi sur le territoire est une grande source de motivation. Nous sommes dans une phase d’hypercroissance et forcément quand la montagne sort de terre, ça tremble ! Notre rôle est donc de stabiliser tout cela en accompagnant ce changement d’échelle. De manière personnelle, je crois que dans la vie, il ne faut se mettre aucune barrière d’auto-censure. C’est pareil pour ma société. Je veux donc que TEHTRIS devienne le leader mondial de la cybersécurité, et que l’entreprise puisse adresser les TPE comme les grands comptes. Nous avons pour cela les meilleurs ingénieurs. En France, tant que ce n’est pas parfait, ça ne sort pas ! C’est un avantage et un inconvénient, et nous devons aussi nous améliorer dans notre “faire-savoir”. 

Quel message avez-vous envie de faire passer à travers votre Bold Woman Award ? Éléna Poincet

Éléna Poincet: Qui ose gagne ! Je pense que les jeunes générations de femmes ont encore plus de perspectives aujourd’hui. Il faut donc qu’elles foncent. La France est un pays extraordinaire qui nous permettra toujours de rebondir. Mon dernier message, c’est qu’elles soient heureuses dans ce qu’elles font, c’est le plus important. 

 

Paulina Jonquères d’Oriola

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