Céline Alix dit “merci mais non merci” au monde du travail actuel

Céline Alix
Céline Alix, ancienne avocate, aujourd’hui auto-entrepreneure, nous parle de sororité professionnelle et de réinvention du monde du travail.

Les femmes qui prennent la decision de quitter des postes à responsabilités ou vus comme “prestigieux” sont de plus en plus nombreuses. Cela s’accompagne souvent de culpabilité, de sensation d’échec personnel et de solitude. Dans son livre, Merci mais non merci: comment les femmes redessinent la réussite sociale, Céline Alix démontre que, loin d’être des évènements isolés, ces récits d’abandon de carrière “prometteuses” par des femmes au profit d’une carrière indépendante doivent être vus comme un tournant dans l’histoire du féminisme. Des femmes “déçues par le système de travail actuel” qui “ont fait acte de rupture et de réinvention pour mettre en œuvre leur propre vision de la réussite.” 

Rencontre avec Céline Alix  qui nous parle de “merci non merci” au monde du travail actuel 

Le titre de votre livre est très accrocheur. À qui adressez-vous ce demi-remerciement ?

Le titre est venu d’une discussion avec mon éditrice. Lorsqu’elle m’a demandé de lui pitcher le livre, je lui ai dit : on fait partie d’une catégorie de femmes qui sommes arrivées en haut, on a vu et on est reparties en disant « Thanks but no thanks ». Elle a tout de suite trouvé ça parfait pour un titre ! (rire) Plus sérieusement, ce titre traduit le fait que nous, en tant que femmes, on est arrivées dans un monde du travail qui était déjà en place, un monde auquel nous n’avons pas du tout contribuées, qui est là depuis des années avec ces codes, ces rites, ces horaires, ces tenues vestimentaires. On nous a dit « c’est là qu’il faut aller et c’est ce modèle de réussite là qu’on vous propose ». Du coup c’est ce qu’on a fait, en bonnes soldates que nous sommes. Sauf qu’une fois arrivées au sommet on a réalisé que ce n’était pas ce qu’on voulait donc merci de nous avoir ouvert les portes de votre monde du travail mais en fait, non merci !

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Sachant que les femmes ont eu accès au monde du travail sans que la société ne s’intéressent à la question de qui va s’occuper de ce dont les femmes s’occupaient avant. Donc c’est aussi pour dire merci de nous avoir fait rentrer dans le monde du travail mais non merci de nous laisser seules avec la gestion de la maison, les enfants si il y en a etc… Donc c’est un peu ce clin d’œil ironique aussi. 

Vous racontez la culpabilité que vous avez pu ressentir en quittant le métier d’avocate. Aviez-vous l’impression à ce moment-là de laisser tomber un combat et d’abandonner les autres femmes ?

Je me suis fait ces réflexions pendant longtemps. J’ai aussi plusieurs amies autour de moi qui ont lâché le métier d’avocat et beaucoup ont été prise dans ce dilemme pendant plusieurs années. Elles se disaient qu’elles avaient eu la chance d’en arriver là, et c’est vrai qu’on fait partie d’une classe privilégiée, on est soutenues par des parents, par un entourage, on a les moyens d’accéder à ces postes-là. Il y avait cette idée qu’en abandonnant nos postes on lâchait toutes les autres femmes. Longtemps j’ai eu un sentiment d’échec. Cela est aussi dû au fait, qu’il n’y avait qu’un seul modèle de réussite. Si on ne s’épanouissait pas c’était notre problème et c’était de notre faute à nous. Le livre est un peu un cheminement, un processus qui m’a permis une sorte de thérapie. Au début je pensais vraiment que je laissais tomber les autres, celles qui s’étaient battues avant nous pour avoir tous les droits précédents et puis celles qui ne pouvaient pas accéder à ces postes-là parce qu’elles n’avaient pas les mêmes opportunités, le même soutien. J’avais l’impression de les abandonner.

Vous dites aussi que l’écriture du livre vous a permis de réaliser que le problème ne venait pas de vous individuellement mais du système en général ?

Je suis partie de mon histoire personnelle puis j’ai observé ce qu’il se passait autour de moi. Dans le domaine des avocats et notamment des avocats d’affaires il y a une déperdition des femmes qui est assez affolante. Aujourd’hui il y a 52% des avocats qui sont des femmes et pourtant un tiers des femmes quitte la profession dans les 10 premières années, surtout dans les cabinets d’affaires. À la fac et à l’école du barreau , il y a plus de femmes que d’hommes. Dans les cabinets, il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes dans les juniors. Mais, finalement, dans les cabinets d’affaires, les femmes représentent 83% des collaborateurs et seulement 17% des associés. Donc on voit qu’il y a un problème.

J’ai voulu comprendre pourquoi toutes ces femmes quittaient le métier. Par la suite j’ai étendu mon regard et je me suis aperçue qu’autour de moi, que ce soit dans mes amies, mes connaissances, il y avait beaucoup de femmes qui décidaient de sortir du système. Dans un premier temps cela m’a rassuré puis je me suis dit qu’il y avait quelque chose à analyser. Le livre de la sociologue américaine Pamela Stone, « Opting-Out : Why women really quit careers and head home » a vraiment déclenché mon envie d’écrire sur ce sujet. J’ai reconnu toutes les réflexions et débats internes que j’avais si ce n’est que les américaines, elles, rentraient à la maison, pour s’occuper de leur foyer et des enfants alors que nous, les françaises on continuait à travailler et à créer autre chose.

Oui, les femmes que vous avez interrogées ont même, pour la plupart, continué d’exercer le même métier. Cela prouve que ce n’est pas leur emploi qui ne leur convenaient pas mais bien la manière dont elles devaient l’exercer?

Oui honnêtement lors de mes interviews, je m’attendais à plus d’histoires de grandes reconversions radicales. Sur la cinquantaine de femmes que j’ai interrogé, à part 6 ou 7 qui ont repris des études ou une formation, la majorité aime leur métier, c’est la façon de l’exercer qui ne leur convenait pas. Elles veulent faire le même métier mais différemment. Quand on dit reconversion, on pense souvent à un problème d’orientation mais en fait pas du tout. Moi aujourd’hui j’ai les mêmes interlocuteurs qu’avant puisque mes clients sont mes anciens confrères donc je travaille toujours dans le même milieu mais j’ai fait un pas de côté, je suis à l’extérieur du système du coup je m’organise comme je veux, je travaille avec qui je veux quand je veux et ça n’a rien à voir.

Vous consacrez un chapitre de votre livre au statut de travailleur indépendant  que vous considérez comme le « laboratoire du travail au féminin » Pourquoi ?

Pour les femmes, comme il y a un système existant qui ne leur convient pas, l’entrepreneuriat leur permet de créer leur propre monde du travail parce qu’elles peuvent tout repenser : les horaires, les gens avec qui elles travaillent, le rapport à la hiérarchie. C’est l’opportunité pour tout réinventer. C’est pour cela que le mot « laboratoire » est intéressant.

Comment jongler entre la volonté de quitter le système et la nécessité de garder son emploi actuel pour des raisons financières ou autre ?

Le phénomène du slashing et le statut d’auto-entrepreneure permet aussi, même si l’on n’est pas dans une situation de privilégiée ou même si on est salariée, d’expérimenter au début des choses en parallèle avant de faire le grand saut parce qu’évidement s’installer à son compte comporte quand même des risques. Même si on ne peut pas encore se lancer dans une activité on peut peut-être expérimenter en s’inscrivant dans un réseau féminin, en réfléchissant avec d’autres femmes etc…

Ne faudrait-il pas que le monde des entreprises et du salariat change lui aussi parallèlement à cela ?

Il y a deux combats à mener selon moi. D’une part, il faut que le salariat se réinvente parce que je crois qu’aujourd’hui, indépendamment de si on est une femme ou un homme, le système a un peu atteint ses limites. L’entrepreneuriat ou l’auto-entrepreneuriat permet d’expérimenter plusieurs choses mais j’espère que ces exemples-là montreront aux grosses entreprises et au salariat qu’on peut aussi fonctionner différemment.

Je trouve qu’il y a quand même une prise de conscience des entreprises depuis quelques temps. Cela fait une dizaine d’années qu’elles s’intéressent à la diversité, à la parité, au burnout. Je suis fascinée par le phénomène des coaches qui se développe en entreprise, surtout depuis la pandémie. Je pense quand même que les entreprises se voient aujourd’hui obligées de repenser leur organisation. C’est bien d’avoir des coaches qui réparent par-ci par-là mais à mon avis elles vont être obligées de repenser leur modèle globalement. Je pense que l’auto-entrepreneuriat va nourrir le système déjà établi et que l’aspect « laboratoire » du statut indépendant va pousser les entreprises à changer.

Cette transformation du monde du travail s’est-elle accélérée avec la crise sanitaire actuelle ?

J’ai commencé à écrire mon livre il y a 2 ans et demi mais j’ai rendu la dernière version en août 2020, en plein Covid. Je pense qu’à ce moment-là, les gens étaient prêts à réfléchir à ces questions. Par exemple, avant la crise, le télétravail était vu comme un mode de travail de seconde zone mais maintenant les managers se rendent compte que cela fonctionne, qu’ils n’ont pas besoin de fliquer leur salariés. Cela oblige les salariés à repenser leur priorité et les managers à repenser leur manière de contrôler et gérer leurs équipes. Donc oui, le Covid a définitivement été un accélérateur de la remise en question du modèle de travail.

Est-ce que cette réinvention du monde du travail passe aussi par la revalorisation des métiers dits « féminins », les métiers de care, qui sont en premières lignes depuis le début de la crise et qui sont toujours autant précarisés ?

Oui complètement et d’une manière plus large il faut aussi revaloriser le travail domestique au sein du couple. J’espère que les hommes qui sont à la maison en télétravail s’aperçoivent de la charge que ça représente. De plus, il faut que la sphère domestique entre dans le monde du travail. Il y a beaucoup de gens qui ne veulent pas parler de leur famille, de leur vie personnelle au travail mais la vie c’est ça pourtant ! C’est un tout. Donc j’espère d’abord qu’on va revaloriser les métiers du care et ceux qui nous permettent de survivre tous et toutes mais aussi que le travail domestique va être plus partagé. Là on arrivera vers un monde qui sera beaucoup plus équilibré et beaucoup plus agréable pour tout le monde.

Cette remise en question va-t-elle aussi permettre de proposer de nouveaux role models et de nouveaux critères de réussite aux prochaines générations ?

J’espère que la définition du role modèle va s’étendre et qu’il y aura plusieurs définitions surtout, que ça ne sera plus seulement calqué sur l’unique modèle de réussite sociale qu’on a connu jusqu’à présent. À partir du moment où on prend les critères dominants et masculins comme objectifs de réussite, c’est sûr que quand on ne les atteint pas on culpabilise. Alors que si on en créer d’autres, ça rend les choses plus simple ! Ça m’énerve quand on dit que les femmes ne sont pas ambitieuses ou qu’elles se mettent des freins elles-mêmes. En fait c’est peut-être l’objectif de l’ambition qui ne leur va pas. Je suis aussi intriguée par cette idée de plafond de verre. Il est en verre  parce qu’on voit ce qu’il y a de l’autre côté, mais justement peut-être que les femmes n’ont pas envie d’atteindre ce qu’elles voient. Si le pouvoir se résume à être isolée, seule en haut et les autres en dessous, les femmes n’ont peut-être pas envie de ça. C’est pour cela qu’il est important de redéfinir le pouvoir dans sa globalité.

Cela passe, selon vous, par l’éveil de notre « conscience sororale » ?

Je pense que pendant longtemps, comme il y avait très peu de femmes dans ces métiers « à responsabilité », on n’avait même pas le temps de penser à la sororité, on ne se posait même pas la question. Quand je rentrais dans une salle de réunion avec 15 hommes, je ne savais même pas ce que pouvait être la sororité. Aussi, pendant quelques années il y a eu un phénomène de rivalité dans le sens ou les femmes n’avaient pas le temps de s’aider les unes les autres parce qu’elles étaient trop occupées à se fondre dans le moule et à se trouver une place parmi tous ces hommes. Comme les femmes ont été habituées à être en minorité parmi les hommes, on avait tendance à se juger, à s’évaluer. Aujourd’hui, je trouve que la sororité commence à arriver dans la sphère professionnelle. Je pense qu’il faut prendre conscience que la femme que nous avons en face de nous n’est pas une rivale ou une concurrente mais plutôt une alliée. Mais cela demande encore des efforts.

Vous parlez d’une 4ème vague féministe, qui serait justement incarnée par ce phénomène de femmes qui abandonnent des postes à responsabilités pour créer un autre système de réussite ? Pour vous c’est un tournant dans l’histoire du féminisme ?

Depuis 40, 50 ans, on a essayé de rattraper le retard qu’on avait par rapport aux hommes dans la sphère professionnelle. Maintenant, les droits sont là, sur le papier il y a l’égalité professionnelle. L’égalité de salaire n’est toujours pas une réalité donc il faut encore se battre pour ça mais sur le papier on peut faire tout ce que font les hommes. Donc l’égalité est atteinte, en tout cas de manière théorique, mais maintenant nous voulons dépasser cela. On s’interroge sur les droits qu’on a obtenu. Est-ce qu’ils nous conviennent ? En fait, pas forcément. On nous donne l’égalité pour accéder à un système dont on ne veut pas. Pour moi la 4ème vague, c’est donc aller au-delà de l’égalité et montrer que le pouvoir qui est en place ne nous convient pas.

Moins d’heure de travail, plus de collectif, gagner moins d’argent mais trouver plus de sens, redéfinir le pouvoir… Cela serait donc une remise en question du système capitaliste et patriarcal dans sa globalité ?

Oui cela fait partie d’une réflexion globale lancée par les femmes qui ont toujours été dans une position d’observatrice et d’outsider puisqu’elles sont arrivées après les hommes dans le milieu professionnel mais qui sont, je pense, rejointes par les jeunes aujourd’hui, hommes et femmes confondus. J’ai l’impression que la jeune génération aspire aux mêmes valeurs. Je pense que le modèle de réussite professionnelle qu’on nous a imposé jusqu’à maintenant qui consistait à avoir de l’argent, un statut et un titre, est un peu fini. Pas pour tout le monde mais il me semble que, surtout depuis la crise du Covid, les gens se remettent beaucoup en questions. Donc oui en effet, le phénomène que je décris dans mon livre va de pair avec des réflexions plus globale liées à l’écologie ou à la remise en question du capitalisme.

L’idée principale du livre est de réussir à passer d’une démission et d’un sentiment d’abandon à la création de quelque chose de nouveau ?

En effet, j’ai renoncé moi au « prestige » de ma profession. Quand je disais que j’étais avocate les gens avaient des étoiles dans les yeux maintenant quand je dis que c’est traductrice c’est un peu moins le cas ! (rires) Mais moi aujourd’hui, c’est un plaisir d’aller travailler. Pourquoi le travail devrait toujours être fait dans la douleur, dans la compétition, la concurrence ? Pourquoi finalement se marcher dessus, se mettre des bâtons dans les roues ? Pour moi quand il y a une relation professionnelle fluide et qui fonctionne, c’est beaucoup plus satisfaisant que d’avoir marché sur untel et de lui être passé devant. Donc il y a aussi cet espoir que le travail puisse être agréable, courtois et enrichissant et pour moi cela passe par la sororité.

Il y a quelques années, j’ai crée un réseau de traductrices juridiques, avec 8 anciennes avocates. On est toutes en profession libérale, indépendantes, on a juste une marque et un site internet commun. Du coup on est très libres, on n’a pas d’argent en commun, on n’a pas de compte à se rendre. Tout est très fluide, si une ne peut pas prendre un dossier elle va le donner à l’autre mais sans percevoir un pourcentage. C’est un échange de bon procédé, c’est une relation de confiance.

Qu’apporte la possibilité de travailler entre femmes ?

En sachant que les hommes ont été entre eux pendant des années, oui ça fait du bien de se retrouver entre femmes dans le milieu professionnel. Ce que j’ai trouvé intéressant concernant les réseaux féminins c’est que, quand on essaye de calquer ceux-ci sur le modèle masculin où il n’est question que du professionnel, j’ai l’impression que ça ne marche pas. Les femmes veulent parler boulot mais aussi d’autres choses. Elles n’excluent pas le professionnel et le personnel. Dans les réseaux féminins qui marchent, on ne fait pas comme si on n’avait pas d’enfants, comme si on n’avait pas d’amis, on ne fait pas semblant d’être définies uniquement par le professionnel. Les femmes viennent dans les réseaux avec leur vie en entier. Et certains hommes aussi aujourd’hui ne se retrouvent peut-être pas dans le modèle de réseaux professionnels à leur disposition, ils n’osent pas parler de leur vie personnelle. Surtout au sein la jeune génération, les jeunes hommes ont aussi envie de plus de mixité.

Un conseil pour nos lectrices ?

Je reviens à la sororité. Essayez de vous tourner vers des femmes dont vous pensez qu’elles pourraient vous aider, vous inspirer. Cela peut être des collègues, des supérieures, des réseaux féminins. Essayer vraiment d’expérimenter cette relation. Être entre femmes ça donne vraiment de l’énergie, ça galvanise. C’est quelque chose de nouveau, qu’on a à portée de main. À un moment dans le livre je dis que travailler entre femmes a été un refuge et un tremplin pour moi, et c’est vrai. Je m’y sens bien et en même temps ça me donne de l’énergie.  Regardez ce que font vos amies, vos collègues, si elles ont elles-mêmes crées des structures ou autre. Simplement, inspirez-vous des femmes.

Interview par Amélie Tresfels

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