Aude de Thuin : Jeune, Françoise Dolto m’a donné un conseil “Vis ta vie.”

Aude de Thuin

Elle n’a jamais manqué ni d’énergie, ni d’optimisme et a surtout su transmettre son entrain à des générations de femmes à travers les continents. Aude de Thuin, fondatrice du très réputé Women’s Forum et de l’initiative Women in Africa, se lance un nouveau défi : sensibiliser les femmes aux opportunités offertes par le numérique et la technologie, véritables fers de lance du monde de demain.

Vous avez commencé à travailler vers 20 ans. Dans un premier temps, vous avez oscillé entre le salariat et l’entrepreneuriat. Racontez-nous.

Aude de Thuin : Très jeune, j’ai quitté la Bretagne pour Paris où j’ai débuté en étant standardiste dans un centre médico-psychopédagogique, dirigé par Françoise Dolto. Cette dernière a été d’une bienveillance extrême : elle m’a permis de participer à des sessions de cours avec des étudiants. Plus que cela, elle m’a véritablement mentorée, m’a donné confiance en moi. Elle me disait souvent : « vis ta vie. »

Je l’ai écoutée ! À 22 ans, après m’être mariée, j’ai fondé ma première entreprise, un journal local en Bourgogne, que j’ai dirigé pendant 6 ans. La trentaine arrivée, je me replonge dans l’entrepreneuriat, avec une structure qui, cette fois-ci, dure onze ans. Je crée alors un salon professionnel, la Semaine internationale du marketing direct, l’ancêtre d’Internet Je décide de revendre cette entreprise après dix ans et plusieurs propositions de rachat… pour ensuite en lancer une troisième, comprenant deux événements grand public : L’Art du Jardin, un salon-exposition qui avait lieu tous les ans dans le Parc de St Cloud ; et Créations et Savoir-Faire, consacré au do it yourself qui revient tant à la mode aujourd’hui.

Mini Guide Leader

Ces deux salons rencontrent un vif succès… sans pour autant vous ouvrir les portes du forum de Davos, dont vous vous voyez refuser l’accès !

Aude de Thuin : J’avais une cinquantaine d’années à l’époque et avais déjà créé trois sociétés ! J’avais essayé de m’inscrire plusieurs fois à Davos sans jamais obtenir de réponses pour autant. Puis, je me suis rendu compte que le public de cet événement n’était composé que de 4% de femmes, des happy few salariées de très grosses entreprises. Cela m’a paru inquiétant pour un forum mondial se targuant de « penser le monde de demain. » Ma colère de Bretonne est montée… et j’ai décidé de fonder le Women’s forum !

À quels types d’embûches avez-vous été confrontée à ce moment là ?

Aude de Thuin : En fait, avec le salon L’art du jardin, une image de mondaine me collait à la peau. J’entendais dire « qu’est-ce qu’elle vient faire, elle, sur les sujets des femmes ? » On a toujours porté des jugements sur moi qui ne correspondent pas à ce que je suis. Puis, j’avais en tête de créer une société commerciale, et non une association.

Certaines féministes m’en ont tenu rigueur… Mais moi, je voulais construire quelque chose de global. J’avais besoin de lever des fonds. Mes efforts ont payé: le Financial Times a très vite identifié le Women’s Forum comme l’un des cinq forums les plus influents au monde !

La première édition du Women’s Forum a lieu en 2005. Comment avez-vous convaincu vos investisseurs de l’époque ?

Aude de Thuin : Le sujet de la parité femmes-hommes n’avait pas la même force qu’aujourd’hui : il était vraiment fonction d’opinions personnelles. Mais j’ai eu de la chance de rencontrer de grands patrons souhaitant m’accompagner. L’un de mes arguments consistait à leur parler de leurs filles et de leurs ambitions pour elles. Autre point au début des années 2000 : beaucoup, au sein de la nouvelle génération de dirigeants, étaient en couple avec des femmes actives, occupant des postes relativement peu importants par rapport à leur niveau d’études. Cela a aussi joué dans leur volonté de s’engager à mes côtés.

Au bout de quelques années, vous ouvrez le capital du Women’s Forum à Publicis à qui vous revendez votre société en 2009. Pour quelle raison ?

Aude de Thuin : En réalité, la moitié de mon chiffre d’affaires venait des États-Unis. Il a fondu comme neige au soleil avec la crise des subprimes ! Parallèlement, alors que j’avais créé le Asian Women’s forum, le président Sarkozy a reçu le Dalaï-Lama. Conséquence : le gouvernement chinois a fermé mes bureaux à Shanghai. En peu de temps, j’ai dû gérer un maximum de difficultés, ce qui est le lot de beaucoup d’entrepreneurs…

Dans mon secteur, on investit énormément, parfois un an en avance afin de payer nos prestataires pour, qu’au final, tout s’écroule. Je n’avais pas d’autre choix que celui de revendre.

Juste après cet épisode, vous faites un burn-out, dont vous parlez d’ailleurs assez ouvertement. Pourquoi ?

Aude de Thuin : On me voit comme une femme forte, alors, qu’en réalité, je peux être assez fragile. Puis, c’est important de transmettre le message que l’échec, la fatigue existent… Oui, j’ai fait un burn-out assez sévère après la vente du Women’s Forum. Cette expérience, loin d’être neutre, m’a amenée à entamer un gros travail psychologique afin de résister et de ne pas faire peser mes souffrances sur ma famille.

Cette période douloureuse a également été fructueuse car il a abouti à l’écriture de mon premier livre, Femmes, si vous osiez. Le monde s’en porterait mieux (Robert Laffont, 2012). C’est aussi à ce moment-là que j’ai répondu aux Africaines qui me sollicitaient régulièrement : ainsi est né, en 2016, le forum Women in Africa, événement annuel soutenant les entrepreneures de ce continent. Aujourd’hui, après le Covid, nous nous sommes complètement digitalisés et sommes présents dans les cinquante-quatre pays du continent. Ce mouvement compte cinquante et une ambassadrices. Nous identifions des entrepreneures et formons les meilleures d’entre elles. Nous avons ainsi créé la première base de données d’entrepreneures du continent.

Vous avez un autre cheval de bataille : la place, encore minoritaire, des femmes dans les STEM (ndlr : science, technology, engineering and mathematics). Vous organisez notamment un événement, Sistemic, le 12 mai prochain au Palais de Tokyo, visant à « susciter une nouvelle génération de talents féminins dans les filières scientifiques et numériques. »

Quel a été votre déclic pour ce challenge ?

Aude de Thuin : Je ne pensais pas créer une nouveauté à mon âge. Mais je suis tombée sur un article publié dans Les Échos début 2022 : il concernait sept hommes, à peu près tous du même âge, ayant effectué une levée de fonds de 7 millions d’euros pour une technologie permettant de lutter contre le cancer du sein via l’intelligence artificielle. Pas une femme pour un sujet qui les concerne à 99%. Sistemic est né comme cela. D’une nouvelle colère car ce monde nouveau se ré-écrit au masculin tant les femmes sont absentes des métiers de demain… dont 8 sur 10 ne sont d’ailleurs pas encore connus.

Concrètement, il s’agit d’une journée nationale de rencontres , qui montrera entre autre ces métiers dont les femmes ne peuvent rester absentes. La journée sera rythmée par des keynotes, des ateliers et masterclasses qui leur montrera que le « monde a besoin d’elles » . Nous allons aussi lancer un « call to action » pour porter la voie des entreprises unies dans une coalition réunissant des grandes sociétés du CAC40. Nous travaillons main dans la main avec des associations œuvrant également pour que les femmes investissent les filières scientifiques et numériques, afin que le monde de demain ne s’écrive pas uniquement au masculin… ce qui risque d’arriver si rien ne bouge !

Mon but est que ce sujet devienne un enjeu national. La première édition est sous le haut patronage du Président de la République. Plusieurs ministres doivent prendre la parole. Mon objectif est d’en faire un rendez-vous annuel. J’ai un message à transmettre aux jeunes filles : le monde a besoin de vous !

Quelles femmes admirez-vous ?

Aude de Thuin : J’ai beaucoup de respect pour Madame Veil. J’ai eu le privilège de la rencontrer : elle m’avait sollicitée pour soutenir des jeunes filles en banlieue. J’admire également l’exploratrice suisse Ella Maillart ou encore Alexandra David-Néel, première Occidentale à atteindre Lhassa, la capitale du Tibet, en 1924. Sans oublier Marie Curie : on évoque régulièrement son mari, sans préciser que sa femme a décroché deux prix Nobel ! Et Gisèle Halimi qui a tant fait pour nous. Plus globalement, je tire mon chapeau à celles qui sont arrivées au bout de leurs rêves, tout en souffrant souvent d’un manque de considération.

Claire Bauchart

0
    0
    Votre panier
    Votre panier est vide