Désengagement au travail : « il faut tout autant s’intéresser au comment qu’au pourquoi »

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Dans son ouvrage « Désengagement au travail, quand le baby-foot ne suffit plus », Jean-Michel Philippon dénonce les carences du management moderne et plaide pour l’avènement de l’intelligence collective face à la complexification du monde. Entretien.

Pourquoi vous est-il apparu nécessaire d’écrire sur le désengagement au travail ?

Jean-Michel Philippon : Cela fait 10 ans que j’ai créé mon cabinet Initium qui accompagne les dirigeants dans le développement de leurs compétences managériales. En tant que consultant et coach, je suis tenu à la confidentialité, ce qui me permet de recevoir une parole plus libre.

J’ai rapidement ressenti une incohérence en observant la mise en place d’artifices tels que le baby foot et le manque d’épanouissement des collaborateurs au travail. C’est pour cela que j’ai voulu rechercher les fondamentaux de l’engagement au travail. En France, le désengagement au travail coûte environ 100 milliards en termes de productivité chaque année. De plus, on observe un vrai manque d’innovation dans la sphère managériale. 

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Quelle définition donnez-vous au terme désengagement ?

Jean-Michel Philippon : Il y a beaucoup d’approches. Je dirais simplement que cela concerne une personne qui fait encore son travail, mais qui n’en fait surtout pas plus, et ne cherche qu’à exécuter ce qu’on lui demande. Ces gens finissent par faire un travail, mais ne font plus leur travail. Une distance se crée avec alors avec l’écosystème de l’entreprise que je classe dans la catégorie du désengagement.

Reporting, réunions inutiles… Ce n’est pas tant le travail qui épuise, mais la manière dont le travail est effectué avec la complexification des processus de travail ?

Jean-Michel Philippon : Aujourd’hui, on insiste sur la question du sens. Alors oui, cela peut désengager mais la question du comment est aussi cruciale. En essayant de ne répondre qu’au pourquoi, on ne modifie pas le comment. Le comment, c’est le management, la partie vivante de l’entreprise qui malheureusement est reliée à la structure du pouvoir, zone qui bouge difficilement. 

Pour vous, la mise en place de solutions comme le Chief happiness officer ne sont que des pansements ? Il faut une révolution systémique ?

Jean-Michel Philippon : Je n’utiliserais pas le mot pansement. Car une fois la plaie guérie on ôte le pansement. Trop d’entreprises se sont contentées de cela en pensant que ça allait suffire. Bien sûr, je ne dis pas que toutes les entreprises qui ont un babyfoot pratiquent un mauvais management ! Mais si une organisation ne met en place que ces éléments de surface, cela peut augmenter le désengagement. Cela crée une sorte de contraste. On ne s’assoit plus dans le gros pouf installé dans le couloir de peur que son manager nous fasse les gros yeux.

A la notion de bonheur au travail, vous préférez celle de plaisir de travailler ?

Jean-Michel Philippon : Le bonheur est une conséquence et pas une cause. Le babyfoot est arrivé dans la Silicon Valley au sein d’entreprises où les équipes travaillaient déjà bien ensemble, et avaient donc plaisir à se retrouver pour partager ce type de moment récréatif. En France, ce genre d’artifice a été mis en place car c’était plus simple que de changer de management. Mais ça ne fonctionne pas comme ça ! Il faut de vrais changements en profondeur.

Aussi, les contreparties financières ne sauraient répondre à la question du désengagement au travail ?

Jean-Michel Philippon : Elles sont nécessaires bien sûr, comme l’hygiène ou la sécurité sans quoi l’entreprise ne propose pas le minimum requis. Mais ce n’est pas parce que l’on est bien payé que l’on va accepter un management directif et méfiant.

Ce désengagement au travail concerne-t-il particulièrement le management intermédiaire ?

Jean-Michel Philippon : Non, le désengagement au travail peut toucher toute la hiérarchie. L’engagement, c’est une relation intime que l’on a avec son travail. Le collaborateur va se désengager car le management pratiqué par son n+1 ne lui correspond pas. Le middle management lui va se retrouver entre le marteau et l’enclume en pratiquant un management qui ne lui convient pas mais qui émane de tout en haut.

Quant au top management, il peut aussi se désengager en constatant que ce qu’il imagine ne fonctionne pas en termes de productivité et de lien social car ce management détruit la créativité et la confiance. Dans de nombreuses entreprises, le management insuffle une énergie négative épuisante, parce que le management est épuisé. Ses outils ne fonctionnent plus car le management est souvent le parent pauvre de l’innovation dans les entreprises.

Avec la crise sanitaire, on voit de nombreux salariés, surtout les plus jeunes, qui ne s’épanouissent pas dans le télétravail et manquent d’encadrement. Les carences du management sont-elles encore plus exacerbées en ce moment ?

Jean-Michel Philippon : Le mauvais management se passe aussi bien en présentiel qu’à distance. Avec ce contexte de crise, c’est peut-être pire car le management se tend (pression financière, menace de licenciements, plans sociaux…). Quant au télétravail, il faut selon moi faire attention au piège : il s’est imposé subitement alors que l’on n’a pas su rendre le travail en présentiel facile et agréable. 

Si on avait les moyens de travailler proche de chez soi, avec une mobilité facile et peu couteuse, des horaires souples, le télétravail n’aurait pas lieu d’être. Mais la crise sanitaire nous y a obligés, et c’est pour cela que ça ne se passe pas toujours très bien. Dans mon livre, je parle des EGOsystèmes, c’est-à-dire des individus, tous complexes, qui doivent venir s’inscrire dans l’ECOsystème de l’entreprise. Or, l’EGOsystème a trois besoins essentiels : être, appartenir et devenir.

Avec le télétravail, celui d’« appartenir » est mis à mal. On voit d’ailleurs dans les sondages que les personnes qui ont apprécié le télétravail sont celles qui avaient besoin de s’éloigner de l’entreprise car elles ne s’y épanouissaient pas. Le besoin « d’être » est aussi touché car au final, si nous étions à 100% en télétravail, on finirait par oublier que c’est bien Nathalie qui est derrière le portable et pas une intelligence artificielle ou un travailleur basé en Inde.

L’entreprise doit être un lieu d’épanouissement pour les individus, un espace de progrès pour notre société. Etant donné que nous passons beaucoup de temps au travail, ce sont bien les entreprises de demain qui vont construire la société de demain. Les répercussions du désengagement au travail vont impacter le comportement de l’individu dans la société voire dans sa cellule familiale. A un moment où nous avons tellement besoin d’inclusion, l’autre est perçu comme un danger. Cette crise arrive vraiment au mauvais moment ! 

Quel est donc le juste degré d’autonomie, et comment en faire le point d’encrage de davantage d’engagement ?

Jean-Michel Philippon :  Il existe un consensus autour de l’importance de l’autonomie, qui est le pilier fondamental de l’engagement au travail. Mais on confond souvent l’autonomie et l’indépendance. L’autonomie, c’est pouvoir gérer quatre phases différentes que l’on retrouve en tant qu’individu dans tous les écosystèmes (famille, entreprise, amis..). Ces phases doivent toutes être équilibrées. C’est le point de départ pour faire quelque chose d’innovant et d’engageant.

-1. la dépendance : la liberté totale n’est pas souhaitable, nous avons tous besoin d’être protégés par la règle. 

-2. la contre-dépendance : ou l’affirmation de soi qui permet d’améliorer le système en étant force de proposition. 

-3. l’indépendance : à certains moments, nous faisons notre travail comme nous l’entendons

-4. l’interdépendance : nous nous rendons compte que nous avons besoin de coopérer, d’accepter la subjectivité de l’autre voire de l’intégrer dans notre propre subjectivité pour l’insérer dans quelque chose qui fait consensus. 

Le parachèvement de votre méthode AEC (Autonomie, Engagement, Contribution), c’est de parvenir à entrer dans  « l’ère de la contribution », où chacun serait engagé dans la création d’une oeuvre collective. Mais pour cela, il faudra toujours des leaders éclairés ?

Jean-Michel Philippon : Tant qu’à réengager les gens, je propose d’aller encore plus loin. La phase suivante est celle de la contribution où vous passez d’un acteur engagé, à un créateur au sein de votre écosystème. L’idée est que chacun apporte sa pierre à l’édifice.

C’est ici que j’en reviens au fait de faire son travail, un travail unique que je vais m’approprier, et qui va s’inscrire dans une démarche collective. Les entreprises de demain sont celles qui auront un collectif fort, qui sauront intégrer les aspects affectifs et émotionnels. Nous avons besoin de personnes qui puissent initier, guider, et protéger cette intelligence collective. C’est pour cela que je préconise un management hybride, capable de s’occuper du pourquoi et du comment.

Pour cela, il faut que ces leaders sortent du paradigme de la méfiance ? Les choses évoluant lentement, devra-t-on attendre que ce changement s’opère à l’échelle de la société toute entière ?

Jean-Michel Philippon : Je pense qu’il faut sortir de cette idée qu’une femme ou un homme providentiel va nous inspirer. Chacun de nous a la possibilité d’être un fournisseur d’énergie positive. De plus, les gens qu’on dit « d’en haut » ont de moins en moins de légitimité, comme le prouve la crise sanitaire puisque les sachants (les scientifiques) se contredisent. Cela nous offre la démonstration que nous devons tous aller vers l’intelligence collective face à la complexité du monde.

Dans le corps humain, chaque cellule est importante, c’est l’homéostasie qui permet cet équilibre général. En définitive, ce livre n’est pas une nouvelle méthode managériale à copier-coller. C’est une méthode qui tend à aider chaque entreprise dans la construction de son propre management grâce à des fondamentaux qui permettent de réengager dirigeants et collaborateurs dans le travail.

Propos recueillis par Paulina Jonquères d’Oriola

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